Rocca : le rap d'en bas
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À 40 ans, le rappeur français d’origine colombienne s’est enfin décidé à rassembler ses deux publics, francophone et hispanophone, sur un album enregistré en deux versions linguistiques. Le nom du voyage ? Bogota-Paris. Interview d’un artiste international qui a fait de sa double-culture « un art pimenté ».
cafébabel : Ton nouvel album s’intitule Bogota-Paris. De quelle partie te sens-tu le plus proche ?
Rocca : Je suis un artiste international. Ce n’est pas un crédit, c’est la vérité. Aujourd’hui, j’essaie de faire un travail musical qui puisse être compris par la plus large partie possible de mon public. C’est un public que j’ai formé en 20 ans. Et malheureusement, par rapport au choix que j’ai fait, j’ai 10 ans de répertoire en France complètement inconnu de mon public hispanophone et 10 ans de rap en espagnol complètement méconnu de mon public francophone. Moi qui suis complètement bilingue et qui porte ses deux cultures, je n’ai aucun complexe d’identité. J’ai mon passeport français et mon passeport colombien. Il est temps, à la fin de ses 20 années de travail, que je puisse faire un album compréhensible par mes deux publics.
cafébabel : Et toucher le plus grand nombre...
Rocca : Cet album, ce n’est pas un calcul mais une nécessité vitale en tant qu’artiste indépendant. Il faut que je joue mon atout. J’ai deux flingues, un qui tire en français, l’autre qui tire en espagnol. Ce sera la base de mon travail pendant les prochaines années. Tous les albums que je vais faire dans le futur seront en deux versions.
cafébabel : Cela fait plus de 10 ans que tu n’as pas sorti d’album en France. Comment pressens-tu l’accueil du public pour ton come-back ?
Rocca : J’ai fait un album très différent de ceux que tu peux trouver dans le rap français. C’est mon atout. T’as 50 groupes de rap français qui vont sortir dans le mois et un seul sortira avec une couleur différente. Je ne suis pas influencé par tous les courants musicaux que les autres copient. Je ne fais pas du « pomme C/pomme V » du rap d’Atlanta ou de Chicago. J’aime la culture afro-américaine mais je l’adapte à ma manière, à ce que je vis.
Rocca Ft. Lyricson - « Retour à la source »
cafébabel : Tu vis depuis plus de 6 ans à Bogota. Comment fais-tu pour être au contact de ce qu’il se passe en France ?
Rocca : Il faut savoir voyager. J’ai vécu à Paris, j’ai vécu à New York pendant 9 ans. Quand tu écoutais les albums de Tres Coronas (son groupe colombien, ndlr) tu sentais la rue du Queens parce que je vivais dans la rue. Quand je reviens sur un thème français, c’est pareil, je suis capable de comprendre ce qu’il se passe parce que je connais le quotidien des gens. Je vis les peines et je m’en imprègne. Tu as plus d’expériences quand tu voyages. Cet album, c’est celui d’un gars de 40 ans qui parle des choses qu’il a vécues. Je ne suis pas en train de « mythoner » ou d’inventer un personnage que je ne suis pas.
cafébabel : Tu critiques souvent l’imposture des rappeurs français. Tu en as même fait un morceau « Mythomanes.fr ».
Rocca : Ouais. Dans « Mythomanes.fr », je prends les MCs d’aujourd’hui pour des singes. Des bonobos qui répètent ce que font les Américains. Mais bon c’est un truc de MC, on aime bien se titiller...
cafébabel : D’accord mais la banalisation de la violence véhiculée par certains rappeurs, ça ne t’énerve pas ?
Rocca : Franchement, j’ai 40 ans maintenant donc j’en rigole. Je fais de la musique. Si ça m’énervait vraiment, je ferais autre chose. Comme monter un escadron pour organiser des tâches punitives (rires). Je parle d’imposture parce que le hip-hop est une culture qui te force à te rapprocher le plus possible de la réalité. Quand tu t’abandonnes trop à la fiction, tu la gobes et tu deviens ce qu’on appelle un mythomane.
cafébabel : Le public du rap semble pourtant apprécier ce genre de postures. On ne compte plus les millions de vues sous les clips des rappeurs qui cultivent une image de gangsters. À qui ta musique est destinée ?
Rocca : Objectivement, ma musique est faite pour toucher le plus de gens possible. Mais je sais que je ne peux pas plaire à tout le monde. Je pense que mon public est intelligent. Et grâce ça, il me comprend. Je ne suis pas quelqu’un d’assez machiavélique pour oublier ce que je suis. Sinon, je n’aurais pas fait cet album. Si Bogota-Paris sent encore la street, c’est parce que je suis encore dedans. S’il sent encore les peines et les souffrances, c’est parce que malheureusement je les vis. Je ne vis pas dans une bulle. Je suis encore de ces citoyens à pied qui prend le métro.
cafébabel : Tu as affirmé que « les gens écoutaient la musique avec les yeux ». Que voulais-tu dire ?
Rocca : Qu’ils s’abandonnent à de purs produits de communication. Qu’ils préfèrent l’image aux textes, la forme au fond. Mais ça dépasse le cadre de la musique. Aujourd’hui, les gens cliquent plus sur des vidéos de bébés qui pleurent et de chats qui miaulent, que sur de vrais problèmes de société. C’est le problème de l’effet de masse. Si cette masse était intelligente, on n’aurait pas les gouvernements qui sont actuellement au pouvoir. On aurait des vrais gars. Mais comme on a une masse d’abrutis, on en vient à avoir de la merde dans les yeux. On rentre dans le rang et on bouffe ce que le système nous donne.
cafébabel : C’est une vision assez noire dans la société...
Rocca : Je vais te dire un truc, si un mec comme Adolf Hitler a réussi à faire gober toute une nation, c’est que tout est possible. Quand tu votes pour un homme politique, tu votes pour celui qui a la meilleure image. Tu ne connaîtras jamais tous tes représentants, donc tu vas aller voter pour celui qui est le plus présent, celui que tu vois le plus. C’est pareil pour la musique. Aujourd’hui, la musique qui se consomme le plus, c’est celle qui est la plus visible sur les réseaux sociaux. Celle dans laquelle tu injectes le plus d’argent. Avant, si tu aimais la musique, il fallait faire l’effort d’aller l’acheter. À la limite, tu l’écoutais à la radio. Désormais, la musique, tu la vois.
Rocca Ft.Lyricson - « De vuelta a lo real »
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