Ilya Yashin, leader de l'opposition russe : « C'est à celui qui sera le premier à prendre une balle »
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Grégory MolleIlya Yashin, l'un des plus proches amis et collègues de Boris Nemtsov - l'un des leaders de l'opposition russe assassiné aux abords du Kremlin - confie à cafébabel comment la perte de Nemtsov a été ressentie en Russie et parle de ses espoirs pour la démocratie.
Yashin est né en 1983 à Moscou. Politicien aguerri malgré son jeune âge, Yashin a fait partie des fondateurs du mouvement d'opposition russe « Solidarité », avec Boris Nemtsov et le Grand Maître d'échec Garry Kasparov. Connaisseur en sciences politiques et doctorant à la Higher School of Economics, Yashin est un ancien affilié au parti libéral Yabloko, et membre actuel du RDP-Parnas.
Il a participé à de nombreuses campagnes d'opposition, notamment Strategy-31, qui organise des manifestations tous les 31 du mois afin de défendre le droit au rassemblement public, inscrit dans l'article 31 de la Constitution russe.
Yarshin a été arrêté de nombreuses fois durant des manifestations et a été la cible de tentatives d'atteinte à sa réputation. Yashin a participé à des marches décisives au côté de Nemtsov dont il considère le meurtre comme « un acte de terrorisme ». Ses déclarations critiques à l'encontre des autorités russes ont été largement reprises par les médias internationaux après le meurtre qui a choqué la communauté internationale ainsi que la Russie.
cafébabel : Il y a de nombreuses théories qui circulent quant aux meurtriers de Nemtsov. Quelles assomptions vous paraissent peu réalistes et lesquelles vous semblent plus proches de la réalité ?
Ilya Yashin : Il est difficile d'évaluer s'il y a eu des raisons spécifiques ou si Nemtsov a été tué à cause de son activité d'opposant de façon plus générale. Mais il est parfaitement évident qu'il s'agit d'un assassinat politique. Les enquêteurs ont inculpé plusieurs personnes de meurtre - je n'exclus pas la possibilité que ces personnes soient effectivement directement liés au crime. Toutefois, le fait que les véritables commanditaires restent libres est une grande source d'inquiétude.
Et tous les signes indirects montrent qu'un complexe barrage politique a été dressé devant les enquêteurs par ceux qui donnent les ordres. De mon point de vue, la piste de sang qui part de l'endroit où est mort mon camarade mène au bureau du dirigeant de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. L'homme qui, d'après la version des enquêteurs, a appuyé sur la gâchette était commandant en second du bataillon « Nord », fondé et contrôlé par le dirigeant tchétchène. Je ne peux imaginer qu'il ait pu agir de façon indépendante et sans instructions du pouvoir.
En même temps, je suis confiant. Kadyrov n'est pas le seul lien avec les organisateurs de ce crime. Je doute qu'il ait pu organiser un crime si démonstratif et si effronté sans la couverture politique de quelqu'un au Kremlin. Toutefois, nous luttons afin que Kadyrov, les dignitaires proche de Poutine et le président russe lui-même soient convoqués et interrogés. Toutes ces personnes ont de multiples mobiles. Et Nemtsov les a toutes fermement critiquées, en mettant en lumière leurs pratiques corrompues.
cafébabel : Après la mort de Nemtsov, de nombreux manifestants portaient des bannières disant : « Je n'ai pas peur ». Y a-t-il une majorité de Russes qui ont peur ?
Ilya Yashin : Le meurtre de Boris Nemtsov est véritablement un acte terroriste. C'est une démonstration politique dans le but d'intimider une partie de la société russe, qui n'approuve pas la politique de Vladimir Poutine. Bien sûr, le terrorisme fait naître la peur chez les gens. Quand une personne connue est tuée à côté des murs du Kremlin, le lieu le plus sûr de Moscou, chaque citoyen prend conscience de sa vulnérabilité.
Mais celui qui est courageux - il trouve en lui une force pour vaincre la peur. Et je suis fier de voir que plus de 100 000 Moscovites se sont réunis pour une marche de protestation en mémoire de Boris Nemtsov, le lendemain de sa mort. Naturellement, nous sommes tous déprimés par cette tragédie. Toutefois, la détermination de ces activistes à protéger leurs droits rend optimiste. Et je crois sincèrement que nous créerons un État européen moderne en Russie - ce dont Nemtsov rêvait et ce pourquoi il a donné sa vie.
cafébabel : Que va-t-il se passer concernant le rapport critique sur Donbass que, selon toute attente, Nemtsov préparait ?
Ilya Yashin : Peu avant sa mort, Boris Nemtsov a commencé à travailler sur un rapport rassemblant des preuves de la présence de troupes russes dans l'Est de l'Ukraine. Poutine a dit de nombreuses fois que l'armée russe n'était pas à Donbass et les gens en Russie l'ont aveuglément cru. Nemtsov espérait révéler la vérité aux gens et révéler la façon dont nos soldats mouraient dans une guerre contre nos frères ukrainiens. Le commencement de cette guerre a été un véritable crime et Nemtsov rêvait que cette guerre puisse s'arrêter. Immédiatement après son meurtre, sa maison et son bureau ont été mis à sac. Les enquêteurs ont saisi de nombreux documents, notamment concernant ce rapport. Mais à présent, nous avons une chance de récupérer une part significative de ses archives. J'ai réuni un groupe d'experts, avec qui nous continuons à travailler sur son dernier rapport. A la mi-avril, nous avons l'intention de finir ce rapport et de le publier afin de le diffuser parmi les citoyens russes. C'est une question d'honneur pour nous que de finir ce travail, et c'est une façon de rendre hommage à la mémoire de notre camarade mort.
cafébabel : Quelles sont les prochaines étapes pour l'opposition russe ?
Ilya Yashin : Ce qui est attendu en premier lieu de l'opposition aujourd'hui, c'est la coopération et l'interaction. Tous nos désaccords, toutes nos ambitions personnelles semblent négligeables avec cette tragédie en toile de fond. Et si l'opposition échoue à s'unir, nous courrons tous le risque d'être détruits, arrêtés, ou, dans le meilleur des cas - chassés du pays.
Nemtsov a souvent été ironique quant à la lutte politique au sein-même du mouvement démocratique en Russie. Il disait que c'était une compétition pour gagner une place en prison. En vérité, tout cela s'avère bien plus dramatique. C'est une compétition pour être le premier à prendre une balle.
Notre tâche principale aujourd'hui, c'est de nous mettre d'accord sur une liste électorale unifiée d'opposition démocratique pour les élections parlementaires de 2016. Si nous pouvons apparaître unis aux élections, nous avons une chance de réussir. Et l'activité de la rue ne doit pas faiblir. Les manifestations de masse dans les rues de Moscou et des autres villes sont le seul moyen pour que la voix de la dissidence se fasse entendre en Russie.
cafébabel : Quel est le rôle actuel de Kasparov au sein de l'opposition russe et de "Solidarité" en particulier ?
Ilya Yashin : Pendant plusieurs années, Garry Kasparov a été parmi les figures centrales de l'opposition russe. Il a fait énormément pour le développement du mouvement démocratique, mais a été forcé à émigrer. Garry a pensé qu'il n'était plus en sécurité et on peut difficilement le juger pour cela, spécialement après la tragédie concernant Nemtsov.
Bien sûr, le rôle de Kasparov a diminué après son émigration. Mais je suis heureux de voir qu'il essaie, comme auparavant, d'influencer la politique russe, même si le faire de l'étranger rend cette tâche considérablement plus compliquée. J'espère qu'il sera possible pour Garry de revenir chez lui un jour. Son intellect, son vécu et son expérience politique nous sont indubitablement nécessaire.
cafébabel : Que pouvez-vous nous dire sur la création de « Solidarité » - les moments-clefs de son histoire, ses idées ?
Ilya Yashin : Le mouvement a été fondé en 2008 en tant qu'opposition démocratique. Notre activité se concentre sur l'édification, la publication d'enquêtes anti-corruption, la participation aux élections et aussi l'organisation de manifestations massives contre la politique des autorités russes. « Solidarité » a joué un rôle-clef dans les plus grandes actions de l'opposition russe ces dernières années, avec des dizaines de milliers de citoyens descendant dans la rue pour manifester.
Durant toutes ces années, les figures clefs ont été des politiciens reconnus comme Garry Kasparov et Boris Nemtsov. Et maintenant, « Solidarité » a désespérément besoin de renouveau car ces leaders ne sont plus parmi nous. Kasparov a émigré et Nemtsov a été tué.
Translated from Russian opposition leader Ilya Yashin: "This is a competition about who will get the first bullet"