Esma Redžepova : « Je chante la joie et la souffrance des Rroms »
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Philippe-Alexandre SaulnierEsma Redžepova est « la Reine de la musique tsigane ». Après plus de 15.000 concerts, toujours accompagnée de son orchestre hétéroclite, la chanteuse de 64 ans poursuit son tour du monde. Rencontre avec la deuxième plus belle voix du monde à Paris, entre deux expulsions de camps de rroms par le gouvernement français.
Esma Redžepova déguste un café au lait servi dans une tasse de porcelaine dans un des fauteuils de son hôtel. Malgré sa petite taille, il serait toutefois difficile de ne pas la remarquer. En voyant ses doigts couverts de bagues et d’anneaux en or scintillants et les pendeloques qui lui tombent des oreilles avec ostentation, cette femme de 64 ans affiche un look funky. Et, comme pour mieux contraster avec ces exotiques ornementations, Esma ne porte rien d’autre qu’une simple robe bleue marine sous son bibi en paille rehaussé d’un nœud. Rayonnante, ce petit bout de femme surnommée « la Reine du chant tsigane » s’impose comme une authentique grande dame. « Ce titre, précise-t-elle, je l’ai décroché en 1976, au cours d’une tournée en Inde, à l’occasion du premier festival de musique rrom. Il m’a été décerné en raison de ma fidélité au peuple rrom dont j’ai toujours défendu la dignité à travers le monde. »
Sa mission : renverser des montagnes (de préjugés)
Depuis sa naissance en 1945 à Skopje, Macédoine, la musique a toujours fait partie intégrante de sa vie : « Sans musique, je ne peux pas vivre. La musique, c’est ma nourriture, l’air que je respire. » Très jeune, en 1956, elle se fait remarquer par le producteur et compositeur Stevo Teodosievski (1924-1997) alors qu’elle chante pour la première fois de sa vie dans une émission de radio. Celui qui fut d’abord son mentor avant de devenir son époux l’emmène ensuite à Belgrade où elle entre au Conservatoire de musique. Ensemble, Ils vont très vite entamer toute une série de concerts à travers le monde. Le succès ira alors grandissant pour celle qui chante aussi bien en rrom qu’en serbe et en macédonien.
« Notre philosophie : on vient sur terre nu et nu on y retourne »
Pour les Rroms qui vivent en Europe, les temps sont durs. Souvent jugés indésirables, ils se retrouvent victimes de discrimination dans un grand nombre de pays. Esma n’en a-t-elle pas fait elle-même l’expérience ? La question déclenche en elle un petit ricanement espiègle. Sur le sujet, elle se montre intarissable : « La seule et unique fois où j’ai été victime de discrimination remonte au temps de ma scolarité. J’étais la seule Rrom de la classe, personne ne voulait s’asseoir à côté de moi. Alors de mon propre chef, je me suis assise à côté d’un jeune garçon. Quel scandale ! Un petit garçon et une petite fille assis l’un à côté de l’autre. Sans exagérer, je dois dire que je suis devenu ce jour-là la star de l’école. Déjà, à l’époque, j’étais prête à abattre des montagnes. » Esma Redžepova connaît bien les inquiétudes et les problèmes du peuple rrom : « Les Rroms sont des gens très sensibles ; ils ressentent vivement la barrière injuste et inhumaine qui les séparent du reste du genre humain. C’est un peu comme si dans un jardin où s’épanouissent plusieurs espèces de fleurs, l’une d’entre elle était exclue. » Sa patrie, la Macédoine, est l’un des rares pays à reconnaître leurs droits, garantis par la Constitution, dans tous les domaines de l’existence. Pourtant, en raison d’une dissension avec la Grèce sur son nom, l’Etat, candidat à l’entrée dans l’UE depuis 2004, reste pour l’instant sur le palier.
Le voyage forme la jeunesse
Avec sa musique, la Reine Esma voudrait montrer une autre image des Rroms. « Les Roms sont contre les frontières, ils sont cosmopolites. Leurs maisons restent toujours ouvertes. Notre philosophie : on vient sur terre nu et nu on y retourne. La Terre tourne pour tous les hommes, elle n’appartient à personne. » Cette conception de la vie a conduit Esma Redžepova a adopter 47 enfants, auparavant orphelins. Certains d’entre eux font aujourd’hui partie de son orchestre. « Je leur dis : vous devez être de bons citoyens et partagez avec les autres. Et vous devez aussi beaucoup voyager. » Un conseil qu’elle prodigue volontiers à tout le monde : « Il est très, très important de voyager, de découvrir d’autres endroits, d’apprendre à connaître d’autres us et coutumes.» La famille multiconfessionnelle d’Esma Redžepova a de nombreuses racines : turque, serbe, rrom, juive… « Je dois avouer que nous fêtons toutes les fêtes religieuses, quelque soit la religion. »
« La musique ne connaît pas de barrière linguistique »
Le portrait de la chanteuse macédonienne serait incomplet sans ajouter que sa musique veut aussi contribuer au rapprochement entre les peuples. « Ma musique naît des extrêmes. Je chante la joie et la souffrance. Entre les deux, il n’y a rien. Quand je chante, je vis ce que je chante. Je peux communiquer, avec mes mimiques et ma gestuelle. La musique ne connaît pas de barrières linguistiques. » Esma Redžepova est consciente de sa force. Afin peut-être de mieux illustrer le mélange d’orgueil et de modestie qui la caractérise, elle ne prend même pas la peine de mentionner qu’elle avait été pressentie en 2002 au titre de lauréate du prix Nobel de la Paix. D’autres honneurs qu'elle se plaît à rappeler ont plus de prix à ses yeux : « Ma voix a été élue la meilleure du monde après celle d’Ella Fitzgerald. Ce fut pour moi très important, car il s’agit d’une distinction d’ordre artistique… », souligne-telle, avant de conclure en lançant un petit clin d’œil rusé et taquin : « Pavarotti n’arrivait qu’en septième position ! »
Photos : Concert au Cabaret Sauvage ©Julia Korbik; Portraits ©Accords Croisés
Translated from Esma Redžepova: "Königin des Roma-Gesangs"