« Ceci n’est pas une devanture, c’est un bien confisqué, une ressource de la communauté » (2/3)
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"Changement de propriétaire : quand la société civile italienne s’installe chez les mafieux" est la série de Cafébabel sur des citoyens qui réinvestissent les biens du crime organisé confisqués par la justice. Comment et pourquoi créer des projets pour le bien commun dans des lieux qui ont, par le passé, servis les intérêts des mafieux? Pour le second volet de notre enquête, nous explorons la ville de Gênes.
Le vent s’engouffre dans les rues piétonnes du centre historique de Gênes. On voit à peine le ciel entre les hauts immeubles. Dans ce labyrinthe de pierres, on trouve de tout dans les petites boutiques serrées les unes contre les autres. Si on y croise moins de marins et de touristes qu’avant, à cause de la pandémie de Covid-19, le quartier n’a pas perdu de son animation typique d’une ville portuaire.
À 9 heures du matin, les prostituées et les dealers tiennent déjà leur coin de rue. En face, les papis et les mamies choisissent leurs légumes chez le primeur et les jeunes pressés avalent un expresso au comptoir avant d’aller travailler.
Un certain nombre de rideaux de fer restent cependant baissés. Le commerce a souffert de la crise sanitaire, mais ce n’est pas la seule raison. Certains de ces magasins sont aussi des biens confisqués au crime organisé. Et ça, peu de gens le savent encore ici. Premièrement, parce qu’une certaine croyance populaire continue d’estimer que la mafia en Italie, c’est un « truc de sudistes ». Et qu’ensuite un mafieux, ça possède des Ferrari et des villas luxueuses, plutôt que des échoppes crasseuses.
En 2016, à la suite de la condamnation d’une famille de maquignons, les Canfarotta, et de la confiscation de leurs propriétés par la justice, un groupe de scouts épaulé par des militants de Libera — une coalition de 1600 associations antimafia née en 1995, comme nous l’avons vu dans le premier épisode de cette série – lance une campagne de sensibilisation du public : le « Chantier de la légalité responsable ».
Leur objectif est de faire savoir aux passants l’importance de récupérer l’usage de ces biens : « Ceci n’est pas une devanture, mais un bien confisqué à la criminalité organisée qui est une ressource pour la communauté », est le message qu’ils commencent à disséminer sur les rideaux de fer et les portes de ces anciennes adresses du crime.
David Ghio, 29 ans, a participé à l’époque à ce joyeux mouvement. L’étudiant et militant de Libera raconte : « Au début, on pensait occuper ces lieux, mais c’était compliqué. Il fallait faire quelque chose, car la mairie ne proposait rien ». Par la suite, les scouts ont peint 14 devantures, avec des messages poétiques et colorés. « Et là, il y a eu un impact national. La question a même été soulevée lors d’une session parlementaire à Rome. » À l’époque, la « confiscation Canfarotta » était la plus importante saisie en une seule fois de biens du nord de l’Italie.
Des collectifs d’habitants et de commerçants ont aussi organisé des évènements durant plusieurs mois et commencé à soutenir des initiatives, afin de pousser les autorités à faire le recensement des bâtiments et locaux à disposition et de lancer des appels à projets. Finalement, les choses bougent et la commune obtient en gestion neuf premiers biens, en février 2017.
En ayant l’écho de ce qui se faisait ailleurs, la mobilisation de ces Génois s’est nourrie de la conviction que la réutilisation sociale de biens confisqués (USBC) est facteur d’innombrables bénéfices, que cela soit sur les plans socio-économique ou politique, mais aussi d’un point de vue philosophique et éducatif. À travers toute l'Italie, il existe des milliers d'exemples.
Une constellation de bénéfices
En cela, la législation italienne va plus loin que ce qui se fait ailleurs en Europe. « Généralement les peines judiciaires restent entre les murs de l’établissement pénitentiaire et le citoyen ne s’aperçoit de rien », souligne Federico Cafiero de Raho , procureur national du parquet antimafia.
« En revanche, si un citoyen s'aperçoit que la villa d’un mafieux lui a été confisquée et que celle-ci est utilisée pour répondre à des besoins sociaux ou d’autres missions que les institutions publiques n’arrivent pas toujours à remplir, alors, la population en tire un enseignement très important », ajoute cet ancien juge d’instruction qui a aussi fait condamner des membres de la Camorra.« Ce sont des symboles vivants de l’action de l’État. »
La mise à disposition gratuite de locaux facilite en effet l’émergence de projets sociaux qui, sans cela, ne pourraient peut-être pas exister, faute de moyens. Cela permet la mise en œuvre sur un territoire de plus de politiques sociales, notamment à destination de publics fragiles (centre de soins pour les personnes atteintes de handicap, logements sociaux, centre d’accueil pour mineurs ou femmes victimes de violence, etc.) D’après le décompte de Libera portant sur les biens non-gérés par les collectivités territoriales, près de la moitié des projets (55%) entre dans cette catégorie, - viennent ensuite la promotion culturelle, dont le tourisme durable (27%), puis les projets à visée agricole (11%).
Cela permet également une mise en valeur du patrimoine, puisqu’on évite que les bâtiments ou les terrains inoccupés se dégradent et nuisent à la qualité de vie dans le quartier.
Depuis ses débuts, l’usage social des biens confisqués (USBC) a été investi par les acteurs de l’économie sociale et solidaire, grâce à leurs ADN compatibles. Un très grand nombre de coopératives agricoles occupent ainsi des terres confisquées. Ces entreprises y créent des emplois et y font fructifier une nouvelle donne économique, faite de légalité et d’intégration. C’est par exemple le cas dans la coopérative "Al di là dei sogni", à Sessa Aurunca, en Campanie, où sont employés, entre autres, des personnes en accompagnement de soins psychiatriques, des migrants africains et d’anciens détenus.
Souvent les biens confisqués réutilisés offrent des opportunités de formation pour les jeunes professionnels. « C’est un élément central pour nous : il faut qu’on crée un modèle désirable, il faut faire comprendre et prouver que l’économie sociale est un antidote qui offre un bon qualitatif notable et des opportunités réelles de travail », explique Mauro Baldascino, expert et militant.
Selon lui, c’est une manière de proposer une alternative à l’économie « mafieuse », mais aussi de dynamiser le territoire avec une alternative à l’assistanat.
« Il s’agit de modifier le rapport au travail, et de passer d’une économie assistée à une économie plus autonome. De plus, cette approche plus collaborative est nouvelle sur nos territoires, caractérisés avant par l’individualisme ».
D’une certaine manière, c’est la communauté locale qui a une opportunité de se prendre en main, d’analyser ses propres besoins, puis de monter un projet en fonction et le porter elle-même. Toute l’histoire du mouvement antimafia est liée à la question de l’émancipation citoyenne.
« Tout le travail des associations antimafia est de mobiliser l’ensemble des citoyens afin que chacun se sente concerné par la question mafieuse et, dans son quotidien, se sente capable de s’y opposer », affirme la sociologue Elisabetta Bucolo.
L’USBC permet cette reprise du contrôle de l’économie et de la vie locale, dans un effort collectif qui doit se garder de l’apologie des héros, qui renvoie à « un cercle de personnes courageuses, qui exonère les citoyens normaux de toute responsabilité », souligne-t-elle. Cela permet de convaincre ceux qui pensent que rien ne peut être fait contre les pouvoirs mafieux ou ceux qui en ont peur.
« On peut avoir peur, se dire qu'on peut subir la violence de personnes qui rentrent avec des pistolets et qui peuvent nous tuer », témoigne Carmela Papa, 35 ans, employée administrative de la coopérative agricole Al di là dei sogni, une propriété de 100 hectares au nord de Naples qui, à ses débuts, a subi des intimidations du clan Moccia, anciennement propriétaire des terrains. « Il existe la peur de travailler dans ces endroits, mais dans la réalité ce n'est pas ainsi que ça se passe. Je préfère parler à mon entourage de l’intérêt et des belles choses qu’on fait ici », ajoute-t-elle.
Bien souvent, les projets qui fleurissent dans des biens confisqués sont des nouvelles opportunités pour les citoyens de s’engager et d’animer le territoire, avec des activités qui n’existaient peut-être pas avant et de faire que les habitants puissent se retrouver dans des lieux sûrs, en créant de nouveaux liens entre associations.
C’est ce qui passe par exemple à Quarto Piano. Au quatrième étage du 42 de la via Landinelli, à Sarzana, une ville de la côte ligure, à la frontière avec la Toscane. Autour d’une grande table, les jeunes de la ville viennent faire leurs devoirs, participer à des séances de ciné-club, prendre des cours de cuisine, etc.
L’appartement de 3 pièces a été confisqué à un entrepreneur local accusé d’avoir travaillé avec la pègre. Le lieu est autogéré par les associations qui le fréquentent et c’est un argument qu’utilisent les défenseurs de l’USBC pour en montrer la forte portée politique, dans le sens où cela offre des opportunités concrètes d’expérimenter vraiment la notion de « bien commun ».
Dans une ancienne boutique confisquée du centre de Gênes, une association d’aide aux étrangers nouveaux arrivants a installé une salle de classe, donnant sur la rue, pour dispenser des cours d’italien.
« Une devanture ouverte avec de l’activité, il n’y a pas de meilleur message », souligne Michaela Tirone, présidente de l’association Pas à Pas. « Ici, il y a déjà des supérettes partout, donc c’est bien d’y mettre plutôt du lien social et donner une synergie positive au quartier ».
Souvent les biens confisqués servent de lieux de mémoire et d’éducation. Ils portent les noms de victimes innocentes de la mafia : Don Peppe Diana, Giancarlo Siani, ou encore Francesco Aversano, un petit garçon tué par la Camorra en septembre 1973 et dont le nom a été donné à un parc municipal à Casal di Principe. etc.
À Quarto Piano à Sarzana, mais aussi à la Casa Don Diana, à la coopérative « Sur les terres de Don Peppe Diana » à Castel Volturno, et dans de nombreux autres lieux, ont été installés des bibliothèques et des centres de documentation destinés à partager les ressources pour promouvoir la culture de la légalité et l’histoire de l’antimafia. Il est courant que les enfants des écoles alentours ou les scouts, très nombreux en Italie, viennent y faire une visite pédagogique.
Effet de contamination
Politiquement, ces lieux sont là aussi pour diffuser un discours allant à l’encontre de celui porté par les croyances véhiculées par les mafieux (et par des productions médiatiques et culturelles parfois complaisantes). C’est l’un des aspects les plus marquants de ce que peut produire l’USBC sur la société.
Et c’est l’un des fondements de ce que défendent tous les acteurs de l’Antimafia : le changement de mentalité. Il y a en effet des valeurs philosophiques très fortes qui peuvent être associées à des projets qui ont réussi.
En voulant chercher à faire du positif, là où du négatif a été perpétré, c’est l’expression de la résilience et un outil de « réparation », par rapport au « mal » qui a été causé par les criminels. « Avant j’étais dans l’illégalité et maintenant je fais partie de la légalité », raconte Gaetano Paesano, ancienne «petite main» du trafic à Naples, qui a trouvé un emploi dans la coopération Al di là dei sogni, après une peine de prison. « Mes parents sont contents, mes amis aussi, sauf ceux qui sont ignorants et restent dans leur ancienne mentalité. Qu’il y a-t-il de mieux comme forme de rédemption que de travailler dans un bien confisqué ? », demande-t-il.
Dans le centre de Gênes, des logements sociaux ont été créés dans certains appartements qui avant été utilisés pour le trafic ou la prostitution, ou bien loués par des « marchands de sommeil » à des familles roms.
Et c’est aussi, un renversement des valeurs entre les forts et les faibles. « Aider les plus fragiles, c’est aussi aider les victimes de la mafia. Car c’est sur la pauvreté qu’elle prospère », souligne Davide Ghio, militant antimafia à Gênes. C’est pour cela que l’on voit autant de projets qui prennent en compte les handicapés, les migrants, les adolescents en difficulté, les anciens détenus, les chômeurs de longue durée, etc.
« Avant les journalistes venaient dans l’idée de raconter Casal di Principe comme une terre de Camorra, dire que nous étions tous corrompus, touchés par la loi du silence. Ces dernières années, le discours a changé. Ils s’intéressent à la voie du changement et à la rédemption qui est devenue plus forte. C'est devenu les terres de Don Peppe Diana, non plus celle de la Camorra », témoigne Tina Cioffo.
Finalement, chaque projet qui fonctionne est un message : « Il y a un effet de ‘contamination’. Quand les choses deviennent réelles, ça montre à d’autres que c’est possible d’y croire », souligne Mauro Baldascino. Dans l’entrée de Quarto Piano, un livre d’or garde la trace de l’enthousiasme avec lequel chaque visiteur repart. Peut-être pour créer quelque chose de similaire dans sa ville.
Cet article est le second de la série en trois volets, "Changement de propriétaire, quand la société civile italienne s’installe chez les mafieux".
[À suivre, l’épisode 3 sur les difficultés rencontrées par les projets d’usage social des biens confisqués à la mafia.]
Ce projet a été réalisé en collaboration avec le chercheur Fabrice Rizzoli dans le cadre du projet de recherche COESO (Collaborative Engagement on Societal Issues) un point de rencontre entre les sciences humaines et sociales et les recherches participatives. COESO est coordonné par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales a été financé par le programme de recherche européen Horizon 2020.
Pour en savoir plus sur les coulisses : https://usbc.hypotheses.org/