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« Réutiliser les biens, ce n’est pas important, c’est fondamental ! » (1/3)

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"Changement de propriétaire : quand la société civile italienne s’installe chez les mafieux" est la série de Cafébabel sur des citoyens qui réinvestissent les biens du crime organisé confisqués par la justice. Comment et pourquoi créer des projets pour le bien commun dans des lieux qui ont, par le passé, servis les intérêts des mafieux? Dans ce premier volet de notre enquête, nous partons en reportage dans l'arrière pays napolitain.

Quand on parcourt les rues de Casal di Principe, on ressent comme un sentiment d’enfermement. Les rues sont droites et étroites, les murs d’enceinte les surplombent et il semble qu’on ait oublié de créer des trottoirs. Il n'y a presque pas de verdure, que le gris du ciment.

De temps en temps, entre les maisons, apparaît un terrain vague couvert de hautes herbes où, tout au fond, se dresse le squelette d’un bâtiment à étages inachevé et abandonné. Sous le soleil écrasant du mois de juillet, on aperçoit régulièrement la silhouette d’un travailleur africain zigzaguant sur sa bicyclette, se rendant probablement à la supérette, après avoir durement travaillé depuis l’aube dans les champs alentour.

Il y a 20 ans, les familles mafieuses napolitaines contrôlaient ce territoire. Présentes dans la plupart des couches de l’économie, elles ont façonné le paysage par leur influence. Ce mélange d’urbanisme anarchique, fait de béton, projets immobiliers inachevés, d’ambition architecturale égocentrique et teintée de paranoïa est leur héritage.

Il n’y a rien de beau à voir à Casal di Principe. C’est ce qu’on se dit en arrivant dans cette petite commune de 22.000 habitants. Mais c’est pourtant là que - peut-être – se joue une des expériences sociales les plus intéressantes d’Italie de ces dernières années. Nous sommes au plein cœur du territoire de Gomorra. C’est même là qu’est né le nom, repris par le journaliste Roberto Saviano pour son livre à succès sur la Camorra.

C’est le prêtre de Casal di Principe qui l’avait trouvé : Don Peppe Diana. Celui dont on voit le visage souriant s’afficher quand on rentre dans la ville. Le prêtre assassiné. On pourrait presque dire : celui par qui tout a commencé.

La Casa Don Diana
Un panneau de bienvenue, à l’entrée de Casal di Principe, rend hommage à Don Peppe Diana, accompagné du slogan « Unis dans la légalité, on grandit ». © Mathilde Dorcadie

Dans la cour de la Casa Don Diana, c’est l’agitation des grands jours. Malgré les restrictions sanitaires, près de 200 personnes sont venues assister à une cérémonie pour célébrer l’engagement citoyen antimafia, ce 4 juillet 2021. Plusieurs personnalités locales et nationales sont présentes dans ce lieu, qui symbolise, plus que tout autre, ce qu’est la lutte contre l’emprise des pouvoirs mafieux sur le territoire, l’économie et les esprits.

Avec son allure de temple romain, ses colonnes et son tympan, le bâtiment blanc a été, dans un passé pas si lointain, la demeure d’un sous-chef de clan. Confisqué par la justice en 1998, abandonné pendant une dizaine d’années, l’édifice a été transformé d’abord, entre 2005 et 2007, en un centre d’accueil temporaire pour mineurs, géré par la province de Caserte.

La Casa Don Diana
La Casa Don Diana abrite le musée de la résistance à la mafia et accueille le festival de l’engagement citoyen. © Mathilde Dorcadie

Mais sa vraie renaissance a lieu en 2015, quand il devient un centre pédago-culturel et un musée, dédié à la mémoire des victimes innocentes de la mafia. Parmi elles, le prêtre de la ville, abattu dans son église, en 1994, parce que sa volonté de mobiliser les habitants contre la Camorra a déplu à cette dernière.

Depuis cette époque, beaucoup de choses ont changé à Casal di Principe. Les héritiers de Don Diana peuvent se retrouver par dizaines, avec un dispositif policier succinct, entre les murs d’une villa de mafieux pour célébrer leurs réalisations. Parmi elles, près de 78 exemples de « réutilisation sociale » de biens confisqués au crime organisé, sur la province de Caserte, au nord de Naples qui comptait, en 2021, près de 1717 biens confisqués. Rien que sur la commune de Casal di Principe, on en compte actuellement 25.

La Casa Don Diana
L'édition 2021 du festival de l’engagement citoyen qui se tient chaque année, le 4 juillet, date de l'anniversaire de la naissance de Giuseppe Diana. © Mathilde Dorcadie

1996 : la loi qui change tout

Pour comprendre le chemin parcouru, dans cette région, mais aussi dans le reste de l’Italie, il est nécessaire de remonter quelque peu dans l’histoire de la lutte antimafia italienne.

En 1982, la loi Rognoni-La Torre modifie le code pénal et permet à la justice de saisir de manière préventive le patrimoine mal-acquis des criminels, notamment ceux suspectés d’association mafieuse. L’époque est meurtrière, et sous la pression populaire et médiatique, les moyens de la justice sont renforcés, les juges d’instruction ouvrent des dossiers à tour de bras, les tribunaux commencent à confisquer des milliers de biens immobiliers : villas, immeubles, entrepôts, exploitations agricoles, etc.

L’État se retrouve propriétaire de tout cela (près de 100.000 biens à ce jour), sans trop savoir qu’en faire. Seuls les biens mobiliers qui ont de la valeur (voitures, machines-outils, œuvres d’art, etc.) sont revendus. Car la société civile s’inquiète que les familles mafieuses puissent, via prête-noms par exemple, récupérer leurs anciennes propriétaires foncières. Par ailleurs, qui serait assez téméraire pour vouloir acheter et s’installer dans la maison d’un boss en prison ?

L’État doit gérer ainsi des milliers de terrains et bâtiments, souvent inoccupés et qui se détériorent.

Parallèlement, les mouvements antimafia se structurent. Ils rassemblent aussi bien des militants associatifs, des entrepreneurs sociaux, des courants progressistes de l’Église, des représentants politiques, des journalistes, des magistrats, etc. En 1995, naît la coalition d’associations Libera, qui lance une campagne nationale afin de réclamer, en récoltant des signatures de soutien, une loi permettant l’attribution des biens confisqués à des projets d’intérêt public.

À peine quelques mois plus tard, l’Italie se dote de cet outil juridique, le 7 mars 1996, via la loi 109/96. «Il ne s’agit pas d’un « don » que l’État ferait en attribuant les biens, mais tout juste la restitution à la société civile des biens dont la valeur équivaut à la part de développement économique et social que les réseaux criminels ont volé à la société», explique la sociologue italienne Elisabetta Bucolo, dans son ouvrage « Antimafia, une histoire de solidarité. Les associations et les coopératives contre la criminalité ».

Les principes philosophiques de l’usage public et social des biens confisqués étaient donc posés, autour de deux axes: la réparation morale et le développement économique et social. Mais tout restait à construire. Si beaucoup a déjà été fait et expérimenté, à ce jour, ce processus est encore en cours de déploiement, du Sud au Nord de la péninsule italienne. Il engage quotidiennement des milliers de personnes qui pensent que les citoyens ont ainsi les moyens d’agir pour faire reculer l’économie illégale et la peur dans les esprits.

(Re)construire

Que peut-on faire avec les ex-biens des mafieux ? L’expérience italienne montre que les exemples sont très variés : à Rome, c’est un centre d’hébergement pour apprentis, une salle de concert ; à Castel Volturno, une coopérative qui fait de la mozzarella ; à Gênes, un atelier de réparation de vélo, des logements sociaux ; à Ercolano, près de Naples, une radio antimafia; à Casal di Principe, un commissariat, des écoles, un centre de soins pour handicapés, etc.

Plus de 1.000 communes italiennes possèdent dans leur patrimoine des propriétés saisies par la justice et mises à leur disposition.

Au-delà des aspects symboliques, la réutilisation des biens confisqués a aussi une fonction très pragmatique qui consiste également « à soutenir et à étendre un grand nombre de missions de service public et d’aide sociale, dans une optique de développement territorial », explique Mauro Baldascino, enseignant, militant et consultant auprès des communes sur ce sujet, dans la région de Caserte. C’est un outil qui apporte des solutions concrètes aux habitants.

Mauro Baldascino
Mauro Baldascino © Mathilde Dorcadie

Des projets naissent sur les territoires autour de ces lieux et sont souvent la rencontre entre un besoin et une opportunité. Quand on y regarde de plus près, on apprend qu’il y a souvent un lien avec des histoires très personnelles : un père qui cherche des solutions d’accompagnement pour son fils autiste, des voisins qui voudraient un parc municipal pour leurs enfants, une paroisse ou une association qui souhaite des locaux pour étendre ses activités caritatives, etc. Il existe aussi des personnes plus militantes qui veulent mener des projets de sensibilisation (un centre culturel, une radio) ou d’entrepreneuriat social pour proposer des alternatives économiques légales, souvent à des personnes éloignées de l’emploi.

Mais tout cela ne se fait pas sans l’appui des pouvoirs publics. Au niveau national, les biens sont gérés par l’ANBSC (Agenzia nazionale per l'amministrazione e la destinazione dei beni sequestrati e confiscati alla criminalità, créée tardivement, en 2010).

Les collectivités territoriales (région ou commune) peuvent lui faire une demande pour obtenir que le bien confisqué leur soit confié en gestion. Et ce sont elles qui les mettent à disposition des porteurs de projet, associatif ou entrepreneurial, ou bien les utilisent pour y installer leurs propres services publics (écoles, bibliothèque, commissariat). Un bail est établi, le plus souvent entre 3 et 5 ans, parfois plus. En principe, il n’y a pas de loyer à payer, seulement les charges. Cela représente un vrai atout pour la trésorerie des associations ou les finances publiques locales.

Quand on étudie les exemples d’usage public et social des biens confisqués à travers l’Italie, il est marquant de voir à quel point chacun d’entre eux possède une histoire de mise à disposition différente. Elle dépend d’abord de la nature du bien, qui va de la luxueuse villa à un local commercial transformé en débarras, de terrain agricole de grande qualité, à des appartements miteux utilisés pour la prostitution et le trafic de drogue. Il peut être parfois en mauvais état, car laissé à l’abandon ou saccagé par l’ancien propriétaire, furieux d’avoir été dépossédé.

Parfois, le condamné habite même encore les lieux après la décision de justice ! Ensuite, la motivation des gestionnaires publics pour accompagner ces projets est fondamentale.

Maison Confisquée
La maison d’une personne condamnée pour association mafieuse détruite par son ancien propriétaire, à Casal di Principe. La mairie qui a récupéré les clefs veut y aménager une école. © Mathilde Dorcadie

Une communauté alternative à la mafia

Renato Natale est un vétéran de la lutte antimafia. Le maire de Casal di Principe a reçu plusieurs fois des menaces de mort, lors de sa longue carrière de politicien et de militant antimafia. À 71 ans, il a vu la montée de la violence des camorristes dans les années 80, la corruption et les assassinats.

« La Camorra était là depuis un siècle, volait, intimidait, mais ses membres étaient isolés de la société, marginalisés. Dans la seconde moitié des années 70, elle change, elle commence à s’intéresser à la politique et à la drogue. Elle infuse le tissu politico-économique ».

Bureau de Renato Natale
Renato Natale, le maire de Casal di Principe conserve dans son bureau des souvenirs de son militantisme. © Mathilde Dorcadie

Lui, le médecin communiste, mais croyant, qui lutte contre la mafia depuis la fin des années 70, s’engage aux côtés du serviteur de l’Église, Don Diana pour dénoncer les violences. « Il avait été marqué par la mort d'un innocent, pris dans une fusillade en 1991. À partir de ce moment-là, il a fait de la lutte contre la mafia une lutte continue. Nos deux stratégies étaient parallèles. La mienne sur le plan politique et lui sur le plan de l'animation sociale ».

Renato Natale, membre du Parti communiste italien depuis 1976, a été élu maire une première fois en 1993.

« C’était la conséquence naturelle de mon engagement politique » explique celui qui fut aussi le secrétaire de section à Casal di Principe.

Mais l’expérience tourne court. Le clan local des « Casalesi » ayant infiltré le conseil municipal, on lui retire son mandat, peu après l’assassinat de Giuseppe Diana. «Ils avaient prévu que je meurs dans un faux accident de la route, mais n’ont pas pu mettre ce plan exécution. Ils ont décidé alors d’une mort politique.»

Encadré

Engagé auprès de Libera, il participe à la campagne pour l’obtention de la loi sur l’USBC. En 2000, il participe à la première réutilisation sociale d’un bien confisqué à Casal di Principe : l’Université pour la Légalité et le développement, un centre d’éducation populaire (aujourd’hui fermé).

Il revient occuper le siège de maire à partir de 2014 et l’USBC devient l’une des priorités de son mandat (puis du second, après sa réélection en 2019). «C’est un des outils fondamentaux de la lutte contre la criminalité. Tu en as besoin pour construire une communauté alternative à la mafia.»

Tina Cioffo
La journaliste Tina Cioffo © Mathilde Dorcadie

Même s’il refuse d’être héroïsé pour son engagement à faire de l’USBC une réalité exemplaire dans la région, tous les acteurs locaux attestent que le soutien des autorités municipales a été indispensable pour accompagner le mouvement citoyen.

La journaliste Tina Cioffo couvre depuis des années l’actualité des biens confisqués. Elle témoigne que les choses sont par exemple beaucoup moins avancées à Casapesenna, ville voisine de Casal di Principe. «Casapesenna ne connaît pas la rédemption, la réhabilitation des autres villes. C'est une ville fermée, encore contrôlée.» Elle ajoute : «Réutiliser les biens, ce n’est pas important, c’est fondamental ! Cela permet la construction d’une communauté saine, éthique et solidaire à travers la réutilisation sociale et donc une économie qui serait un antidote à une économie criminelle.»

[À suivre, l’épisode 2 sur l’impact de l’usage social des biens confisqués à la mafia.]


Cet article est le premier de la série en trois volets, "Changement de propriétaire, quand la société civile italienne s’installe chez les mafieux".

Ce projet a été réalisé en collaboration avec le chercheur Fabrice Rizzoli, dans le cadre du projet de recherche COESO (Collaborative Engagement on Societal Issues) un point de rencontre entre les sciences humaines et sociales et les recherches participatives. COESO est coordonné par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales a été financé par le programme de recherche européen Horizon 2020.

Pour en savoir plus sur les coulisses : https://usbc.hypotheses.org/

Photo de couverture : Renato Natale, maire de Casal di Principe, en juillet 2021. © Mathilde Dorcadie