Relations américano-russes : Vent froid venu dIrak
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Après la lune de miel issue dun mariage de raison post 11 septembre, les relations américano-russes ne sont plus au beau fixe. En jeu, les bombardements sur lIrak, que Moscou sactive pour éviter. Mais aussi dautres sujets stratégiques et mercantiles.
Le consensus international autour de la cause américaine, issu du 11 septembre, et relatif à la coalition contre le terrorisme est en difficulté. Dun certain nombre dEtats de l'Union européenne aux pays arabes, en passant par la Chine ou la Russie, les manifestations d'opposition à une intervention américaine en Irak se sont multipliées au cours des derniers jours.
Les raisons diffèrent selon les Etats, allant de la prise en compte des incertitudes de l'après Saddam Hussein (Europe occidentale, Royaume Uni exclu), aux risques de déstabilisation de la région (Etats frontaliers), sans oublier l'opposition traditionnelle de certaines puissances, Chine en tête. La position de la Russie pose quant à elle de nombreuses interrogations. Après les attentats de septembre dernier, Moscou, pourtant hier encore ennemi numéro un de Washington, n'avait pas manqué à l'appel lancé par la Maison Blanche, loin s'en faut : le président russe Vladimir Poutine a été le premier chef d'Etat à transmettre ses condoléances à Bush junior.
Alors que les cendres du World Trade Center étaient encore chaudes, nous assistions à la naissance d'une nouvelle amitié russo-américaine et celle-ci a continué à se développer au cours des mois qui ont suivi. Scellé certes sur l'autel de la Tchétchénie et trop marqué politiquement pour être sincère, ce rapprochement n'en est pas moins demeuré le plus important de la période post-soviétique.
Ainsi, au delà des dossiers sensibles - élargissement de l'OTAN et (dés)armement - la guerre froide semblait belle et bien enterrée. Or aujourd'hui l'éventualité d'une attaque contre l'Irak vient obscurcir la lune de miel russo-américaine.
Retour au « syndrome Kosovo » ?
Pour la première fois depuis septembre 2001, le son de cloche du Kremlin diverge de celui de la Maison Blanche : la proposition irakienne de reprise de coopération avec l'ONU a d'ores et déjà été pratiquement rejetée par les Américains alors qu'au même moment les Russes l'accueillaient favorablement. Plus précisément, l'invitation à se rendre à Bagdad lancée par Saddam Hussein aux experts onusiens, perçue comme une simple « manoeuvre de diversion » par le secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, est au contraire un « pas important vers un règlement de la crise par des moyens politiques et diplomatiques dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité » pour Moscou.
Assiste-t-on pour autant à un retour du « syndrome Kosovo » ? Lors de ce conflit, la scène internationale était encore largement marquée par la bipolarité héritée de la période de la guerre froide. La Russie s'était rangée du côté de ses alliés traditionnels, tandis que les pays Occidentaux, alignés derrière le leader du « monde libre », envoyaient une partie de leur armée combattre l'"ennemi serbe". Aujourd'hui la répartition des acteurs sur la scène internationale n'est plus la même : les partisans d'une attaque militaire de l'Irak sont essentiellement anglophones (Etats-Unis, Grande Bretagne), et non issus du traditionnel clivage Est-Ouest.
La lutte contre le terrorisme islamiste (ennemi commun aux deux Etats, incarné par les Tchétchènes d'un côté, les disciples d'Oussama Ben Laden de l'autre), l'intérêt commun porté à la Chine (puissance montante à surveiller pour Washington, enjeu de pouvoir pour la Russie qui entend bien se servir de l'Empire du Levant pour affirmer son rôle de puissance eurasienne), les accords concernant la lutte contre les armes de destructions massives (au profit soit dit en passant du développement des armes conventionnelles), le " containment " de l'Europe, et l'enjeu pétrolier (entre autre autour de la Caspienne) sont autant de dossiers ayant scellé " l'amitié russo-américaine ". Et les signes du rapprochement ont été trop symboliques pour être balayés d'un revers de la main.
Que penser sinon du voyage du Bush à Saint-Pétersbourg et plus emblématiquement du nouveau conseil OTAN-Russie ? Si la docilité de Moscou est une aubaine pour Georges Bush, Poutine a encore plus à gagner dans cette alliance stratégique. Au-delà d'un crédit illimité de liberté concernant la gestion de la question tchétchène, c'est la possibilité de rejouer un rôle de premier ordre sur la scène internationale que le président russe est en train de négocier.
De ce fait, la Russie ne peut, ni ne veut, brader son rapprochement avec les Etats-Unis sous n'importe quel prétexte. Ainsi, si elle s'oppose à un bombardement de l'Irak, n'hésitant pas à contrecarrer les Etats-Unis, c'est que le jeu doit en valoir la chandelle. S'agit-il encore des vieux réflexes soviétiques, les amis d'hier prévalent sur ceux d'aujourd'hui ?
2,3 milliards de dollars de contrats, hors pétrole
Pour une part peut-être. Car le Moyen-Orient, au-delà de ses intérêts traditionnels - position géostratégique et puissance pétrolière - et des nouveaux intérêts qu'il suscite pour les Etats-Unis depuis le 11 septembre est à l'exemple du conflit israélo-palestinien, une zone portant les stigmates de la guerre froide, à l'époque où le monde arabe était à la solde de l'Union soviétique, et l'Etat d'Israël un protégé des Etats-Unis. Sans oublier le fait que le parti Baas dont le leader irakien est issu est de mouvance marxiste. Selon cette première lecture Vladimir Poutine serait donc fidèle par tradition à son ancien allié Saddam Hussein.
Mais ce n'est pas tout. Au nom des liens qui unissait jadis l'Union soviétique à l'Irak, la Russie post-soviétique reste aujourd'hui l'allié stratégique de l'Irak, notamment dans le domaine pétrolier. Le président Saddam Hussein a déclaré à maintes reprises qu'il donnait la priorité à la Russie et aux compagnies russes, notamment dans le secteur pétrolier. Plus largement, de nombreux accords de coopération économiques ont été passés entre les deux Etats, tandis que de nouveaux contrats sont en passe d'être signés. Ainsi, selon Mikhaïl Bogdanov, directeur du département du Moyen-Orient au ministère des affaires étrangères russe, la Russie a signé l'an dernier des contrats d'une valeur de 2,3 milliards de dollars avec l'Irak, un montant qui ne tient pas compte des transactions pétrolières.
Moscou et Bagdad étudieraient par ailleurs la signature pour fin avril 2003 de 67 accords de coopération dans le secteur pétrolier, gazier, des transports et des communications. Si l'on ajoute à cela que l'Irak a déjà une dette de 8 milliards de dollars envers la Russie et qu'il ne peut la rembourser du fait du blocus économique, il va sans dire que l'aspect économique est certainement celui qui explique le mieux l'opposition de Moscou à un bombardement de l'Irak. Les Etats-Unis en ont d'ailleurs conscience, leur ambassadeur à Moscou, Alexander Vershbow, ayant déclaré que son pays était prêts à compenser financièrement la Russie en cas d'attaque contre l'Irak.
Difficultés à venir
Mais compte tenu des sommes engagées, la Russie ne cherche pas seulement à éviter l'intervention militaire de Washington. Elle veut un assouplissement du régime des sanctions contre l'Irak. Et c'est précisément ce à quoi elle s'était consacrée depuis plusieurs mois en tentant par des missions diplomatiques de persuader l'Irak d'accepter le retour des inspecteurs en désarmement de l'ONU en échange d'une levée de l'embargo.
Ainsi, la Russie avait de quoi se féliciter de l'invitation lancée par Saddam Hussein aux experts onusiens : il s'agissait d'une belle victoire diplomatique. A contrario, elle a de quoi tenir rigueur à Georges Bush pour son empressement à rejeter la proposition de Bagdad. Si l'on ajoute à cette opposition d'intérêts concernant l'Irak, l'épineuse question de la centrale nucléaire en construction de Bouchehr, financée par des capitaux russes et que les Etats-Unis ou Israël seraient disposés à bombarder toujours au nom de la lutte contre les Etats de " l'axe du mal " et de la nouvelle doctrine de l'administration américaine dite de l'action préventive qui s'y rattache, on a de quoi fortement douter de la longévité du couple Bush-Poutine.
Et si l'on analyse à plus grande échelle l'état de leur relation le bilan est encore plus pessimiste : opposition d'intérêt quant au choix des oléoducs devant acheminer le pétrole de la Caspienne (les Occidentaux privilégiant la Turquie et la Russie son propre territoire), tensions dans le Caucase en Géorgie notamment liées à la progression de l'influence américaine (élargissement de l'OTAN, implantation de bases militaires).
Quoi qu'il advienne des relations entre Moscou et Washington dans les prochains mois, on est bien loin de la passion de l'après 11 septembre où dans le feu de l'action, Poutine n'hésita pas à laisser les Américains s'implanter dans les Etats nouvellement indépendants de l'Asie centrale, une région pourtant éminemment stratégique pour Moscou. Reste à savoir si le retrait américain s'effectuera aussi facilement que son implantation, autrement dit si après un mariage en grande pompe, on assistera à un divorce de velours. On est en droit d'en douter.