« Eurozone » : Tarantino et l'Europe déchaînée
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Alexandra BovioPensez à Reservoir Dogs (Quentin Tarantino,1992), remplacez les gangsters par des politiciens et des banquiers, les lieux de casse par un bâtiment sans âme et imaginez l’État-Providence à la place des bijoux. Le rideau se lève sur la compagnie galicienne de théâtre Chévere et son dernier projet : Eurozone.
L’arrivée des conservateurs à la mairie de Saint Jacques de Compostelle en 2011 a précipité la fin de la Sala Nasa : refuge des arts pendant vingt ans dans la ville. La politique de subventions, avare dans l’enjeu pour la programmation culturelle de qualité et avec un contenu critique, s’est terminée avec ce nid de résistance. La municipalité voisine de Teo n’a pas tardé à offrir des installations et de l’aide pour préserver l'esprit de la Nasa, incarné par le groupe de théâtre Chévere, qui avait élu domicile dans la commune. Le déménagement une fois accompli, c’est durant ce mois de février qu’a eu lieu la première d’Eurozone, sorte de thriller politique planté dans la profonde crise que vit l’Europe.
Gangsta paradise
Né en 1988, le groupe Chévere est l’emblème de la culture contemporaine galicienne. Ses acteurs, très célèbres grâce à leurs rôles dans des séries et programmes humoristiques de la télévision publique, sont les artisans d'un théâtre frais et vif qui s’apprécie comme un modèle pour beaucoup de compagnies. Ce, jusque dans d’autres régions d’Espagne. La critique facile, le groupe réunit régulièrement les habitants autour des Ultranoites. En d’autres termes, des sessions nocturnes durant lesquelles les membres ridiculisent les protagonistes de l’actualité galicienne, espagnole et internationale tout en s’acharnant sur le gouvernement municipal qui les a obligé à changer de localité. Entre satire de la corruption ambiante et observation de la situation du Vieux Continent, c’est bel et bien d’une diatribe sur la crise existentielle européenne dont il s’agit.
Le groupe de théâtre nous demande, pour nous situer, un exercice d'imagination peu exigeant : isoler la classe dirigeante européenne - qui vient de se livrer à une grande attaque spéculative - dans un bâtiment d'architecture contemporaine austère. Puis, personnifier les leaders de l’Europe en purs criminels. De la même manière que dans Reservoir Dogs (1992), la mise en scène propose de placer l'homme politique et le banquier dans les habits du gangster. Un membre du Chévere se justifie : « Ce sont ceux qui ordonnent les expulsions, les rachats millionnaires, les amnisties fiscales, les coupes dans les budgets de la santé et de l'éducation…Pour eux il est naturel de participer aux réunions et aux sommets dans lesquels on décide d'injecter des millions d'euros pour sauver les banques d'une faillite en raison d’une mauvaise gestion. En même temps on élimine les aides sociales, en mettant au chômage des millions de personnes. »De son côté, Patricia de Lorenzo, une des protagonistes, parle avec clarté : « Qu’est-ce que l’argent ? La majeure partie de la population ne sait pas ce que c’est ni comment ça marche. C’est la raison pour laquelle le fric est manipulé et contrôlé facilement par les banques et les gouvernements ».
Dans l’œuvre, comme dans la vraie vie, ceux qui commandent échouent toujours quelque part. C’est alors qu’ils arrêtent de jouer en tant que groupe homogène et commencent à se balancer leurs quatre vérités. C’est aussi le moment durant lequel la représentation dépeint la fragilité de leurs relations personnelles : la vraie solitude qu'ils éprouvent en affrontant l'indignation citadine et une certaine vision de l’avenir qui se brise depuis leurs bureaux. Les dirigeants, parmi lesquels on remarque Angela Merkel (si contestée dans le sud de l'Europe) jouent une scène de casino, pleine d’enjeu, dans un lieu qui rappelle beaucoup le complexe critiqué d'Eurovegas, méga projet qui transformera une étendue désertique madrilène en capitale européenne du jeu et peut-être même de la mafia.
Pepe Penabade est l’acteur qui interprète Angela. Ce globe-trotter de la troupe théâtrale n’a jamais imaginé qu’il finirait par jouer la chancelière : « Vraiment je n’ai jamais pensé que dans ce spectacle je finirais par jouer Merkel, mais comme dit ma collègue de distribution, Patricia, elle était bien belle quand elle était jeune. » Eurozone poursuit la réflexion sur le projet européen, mais l’objectif est surtout de nous offrir l'immense plaisir de contempler les gros bonnets en train de se battre. Iván Marcos, un des acteurs, souligne l'importance de l’action corporelle, puisque la lutte au théâtre n'est pas aussi frappante que dans les films de Tarantino. Surtout, si elle n'est pas minutieusement répétée. Du coup, Iván explique que la connaissance des arts martiaux et de la lutte a eu son importance dans la genèse de la pièce.
Euroglobine
Très attendue par la critique, la pièce est un pas de plus dans l'innovation théâtrale prônée par Chévere. Avec un décor très chargé pour une petite compagnie et une importante dose d'action, le groupe prétend que la réponse du public ne se limite pas à l'anecdote, mais qu'elle s’ancre dans une réflexion plus profonde autour de l'avenir du continent. Il ne s'agit pas de vendre une europhobie, mais de revendiquer depuis la scène qu'une autre Europe est possible : une Europe réellement démocratique où la majorité possède des moyens de pression.
En définitive, une Europe où Mario Draghi et Angela Merkel ne disposent plus du pouvoir suffisant pour mettre à genoux l’Europe du sud à genoux. La pièce ne serait-ce être comprise sans une prise en compte des enjeux qui traversent la culture en général, le service public en particulier. Car c’est bien de démolition culturelle dont il est question. Aussi, l’œuvre est complètement déclinée en galicien et répond ainsi à la bataille de Chévere pour la défense des droits culturels des peuples à langues minoritaires.
Photos © Rede Nasa.
Translated from “Eurozone”: el final de Europa al más puro estilo Tarantino