Voïna : « En tant qu’activiste russe, je ne suis pas sûr de vivre très longtemps »
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Anne-Claire GuesdonLe 10 décembre, environ 100 000 personnes ont protesté à l’occasion de ce qui a sûrement été le plus gros rassemblement anti-gouvernemental en Russie. Pendant que la population accuse le Kremlin de fraude, lors des élections parlementaires du 4 décembre, nous continuons de discuter avec le groupe d’activistes russes et autoproclamé « gang des arts de la rue » , Voïna.
Deuxième partie de notre interview exclusive traitant cette fois de leur rôle au sein du pays.
cafebabel.com : Que pensez-vous des réactions que suscitent vos actions dans les médias ? Quel est le pire cliché que vous ayez entendu à propos du groupe ?
« Le journalisme honnête et indépendant n’existe pas en Russie. Il a été éradiqué. »
Koza (Natalia Sokol, coordinatrice du groupe) : Beaucoup de mythes circulent dans les médias sur Voïna. 30 % de ce qui est publié relève de la rumeur et du ouï-dire, alors même que nous nous rendons toujours disponibles pour les journalistes et sommes prêts à communiquer avec eux. Le problème, c’est que le journalisme honnête et indépendant n’existe pas en Russie. Il a été éradiqué. D’un autre côté, la désinformation dans les médias joue parfois en notre faveur. C’est assez pratique d’être dissimulé par un voile de mensonges lorsque l’État veut intenter des poursuites contre vous.
Léo (Léonide Nicolaïev, président du groupe) : Le pire cliché insinue que nous ferions partie d’une « jeunesse dorée », des gosses de riches gâtés et fêtards que leurs parents puissants tiendraient à l’écart des ennuis. En réalité, nous menons une existence des plus anonymes, semblable à celle de tous les honnêtes Russes vivant dans la pauvreté.
cafebabel.com : Que pensez-vous des figures politiques russes actuelles ? Et de la culture russe ?
Vor (Oleg Vorotnikov, idéologiste du groupe) : Il n’existe aucune figure politique en Russie aujourd’hui. La soi-disant opposition parlementaire dans son ensemble est totalement soumise et sous contrôle. Les communistes ont depuis longtemps été remplacés par des prostituées vendues au régime. L’opposition non parlementaire de la rue a été balayée, écrasée, ses activistes ont été jetés en prison ; ils ont également été exterminés par la police anti-émeute ainsi que par le tristement célèbre département « Centre E », le département anti-extrémisme qui assume le rôle de police secrète chargée d’éliminer la dissidence politique. La liste des activistes et des journalistes russes ayant été tués, mutilés ou emprisonnés ne cesse de s’allonger.
Il y a aussi les pseudo-libéraux, une bande de bourgeois qui ne convainc qu’elle-même de son appartenance au camp de l’opposition. Tout ce qu’ils font, c’est organiser des fêtes en leur propre honneur avec la bénédiction de l’administration présidentielle. Ils prennent du bon temps dans des villégiatures à la campagne, où ils tiennent des rassemblements en appelant ça une activité de protestation. On n’y trouve que des gamins branchés, rivés à leur iPhone et parlant révolution sur Twitter. Ils ne s’intéressent à personne d’autre qu’à eux-mêmes, ce qui est très commode pour le régime. Le mouvement contestataire, jusqu’ici clandestin, est en train de monter. Il est composé d’activistes qui n’attendent plus rien des méthodes de protestation pacifique. Ils sont extrêmement discrets et nourrissent de grandes ambitions. Ils forment clandestinement des brigades et des groupes destinés à s’opposer au régime par la force. La protestation pacifique a atteint ses limites.
Léo : Durant les années Poutine (2000-2008), le régime a étouffé la protestation pacifique en réprimant violemment des rassemblements anodins, en rouant de coups les activistes pacifiques et en leur infligeant de longues peines d’emprisonnement. D’un autre côté, cela fait longtemps que les partisans de la protestation pacifique se sont discrédités eux-mêmes. Ils se sont montrés incapables de trouver un moyen de rendre leur contestation efficace. Dans la Russie d’aujourd’hui, il n’y a pas 36 moyens de participer à une véritable opposition : il y a la GUERRE et il y a VOÏNA.
cafebabel.com : Observez-vous aussi des tendances positives dans le pays actuellement ?
Vor : Oui. À l’heure actuelle, ce qu’on voit éclore de façon souterraine, c’est l’activisme des anonymes, et ce sont les seules personnes avec qui nous travaillons. Toutes nos pensées et tous nos actes sont au service de la Russie. Cependant, je n’ai aucune certitude quant à son avenir. Ce n’est que dans le meilleur des cas qu’elle parviendrait à continuer à exister en tant que pays sans qu’aucun homme n’y laisse la vie. C’est le scénario le plus optimiste.
cafebabel.com : Quels artistes admirez-vous ?
Léo : Parler d’artistes n’a aucun sens. Nos goûts artistiques sont hors de propos. Nous nous sommes intéressés à l’art quand nous étions étudiants, il nous a aidés à nous construire mais il n’occupe plus une place centrale dans nos vies.
Koza : L’art ne nous intéresse plus maintenant. Nous sommes des acteurs politiques, des combattants.
cafebabel.com : Où vous voyez-vous dans dix ans ?
Vor : Je ne suis pas sûr de vivre aussi longtemps. Le parcours d’un activiste russe est tragique. Une fois engagé dans le mouvement, vous n’appartenez plus à ce monde. Vous appartenez à la cause.
Léo : Je suis convaincu que nous parviendrons à faire suffoquer le régime. Nous sommes toxiques, un vrai poison.
Koza : En octobre, l’enquête criminelle à l’encontre de Voïna a été close. Le ministère public a soudainement décidé de la rouvrir. Vor fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Je suis recherchée par la police dans tout le pays. Le 18 octobre, Kasper et moi avons été enlevés dans la rue par des agents du Centre E. On cherche à nous retirer la garde de notre fils depuis novembre 2010. De plus en plus d’accusations sont portées contre les membres de Voïna. Nos activistes de Saint-Pétersbourg sont régulièrement arrêtés, leurs maisons sont investies par des policiers qui détruisent leurs effets personnels sous prétexte d’effectuer une perquisition. Il y a tout juste quelques jours, deux policiers en civil (très probablement des agents du Centre E) ont fait irruption chez Léo à Moscou. À ce moment-là, il n’y avait aucune poursuite pénale à son encontre. La plupart de nos membres ont déjà abandonné leurs foyers et se sont résolus à mener une vie clandestine.
Vor : Dix ans, ça ne signifie rien pour nous. Nous appartenons à l’histoire.
Lire la première partie de l'interview : Voïna, collectif artistique russe : « Les flics en soutane de prêtre règnent sur la Russie »
Photo : (cc) pregero/ flickr
Translated from Voina: 'As a Russian activist, I'm not sure that I will live long'