Travail de nuit : des sévices à toutes heures
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Philippe-Alexandre SaulnierLe soleil se couche sur Bruxelles. Tandis que des milliers de fonctionnaires quittent leurs bureaux, d’autres salariés prennent la relève. 20 % des travailleurs européens assurent des services de nuit. Et parmi eux : des jeunes. Partons à la découverte de quelques tranches de vie active… noctambule.
Virginia à l'accueil de l’auberge de jeunesse
Le ciel orageux qui surplombe la ville laisse présager des pluies qui ne cesseront de tomber par intermittences durant toute cette fin de semaine pourtant si printanière. Dans le vestibule de l’auberge de jeunesse Van Gogh, l’animation bat son plein. C’est à peine si l’on peut encore s’entendre, dans une cacophonie de langues. Un groupe de rock local commence à chauffer l’ambiance pour un public composé essentiellement de routards, de touristes et de jeunes, qui après avoir décroché une bourse octroyée par les institutions européennes, ont choisi d’élire provisoirement domicile à Bruxelles.
Sur le comptoir de la réception, des pendules indiquent l’heure des cinq continents, y compris l’heure locale. En vrai factotum qui ne se sépare jamais de son cordial sourire, Virginia Deschamps, une jeune femme belge de 26 ans s’empresse de répondre à toutes les demandes et à toutes les questions qui lui sont adressées. Elle s’affaire avec une telle célérité que c’est à vous en donner le tournis. A raison de 15 nuits d’activité mensuelle, cette jeune femme charmante et polyglotte occupe ce poste de réceptionniste depuis cinq ans déjà. Pour l’occasion, en castillan, elle nous confie sans perdre son sourire « qu’elle aime beaucoup son métier, autant pour les gens que cela lui permet de rencontrer que pour les horaires. » Le pouvoir quasi-magique de la nuit n’est en rien une légende. Nous en convenons avec elle : « Il est plus aisé de lier connaissance la nuit que le jour », tout en constatant que, malgré tout, « les drogues circulent plus à ce moment précis de la journée… » Mais le sujet ne la concerne pas.
Anna - pizza rapide pour petits creux
Il a commencé à pleuvoir. Nous en profitons pour nous abriter dans un de ses points de restauration rapide qui débitent de la pizza au poids. Derrière le bar, les traits un peu tirés d’Anna Mazurra nous indiquent à quel point, derrière les fourneaux, la cadence a dû être soutenue. Cette Italienne de 23 ans, « qui commence à en avoir plein les pattes de sa journée », continue pourtant de se montrer ouverte et sympathique. Venue passer un an à Bruxelles, elle nous explique que si elle travaille si tardivement, c’est « parce qu’avec le peu de français que je maîtrise, il m’est difficile de prétendre à un autre job. »
« La vie nocturne te pousse à picoler un peu plus que la moyenne... »
Malgré la fatigue accumulée durant ses longues journées, Anna avoue qu’une fois la boutique fermée, elle ne peut pas résister, malgré tout, à la tentation de sortir… un peu. Bien que le taux de chômage dans la cité belge s’élève à 22 % parmi la population active, atteignant 35 % dans la tranche d’âge la moins expérimentée, la métropole européenne draine vers elle un grand nombre de jeunes venus de toute l’Europe pour y tenter une expérience professionnelle, pratiquer d’autres langues, se divertir, réaliser un rêve ou simplement par goût de l’aventure et de la découverte. Bruxelles n’a désormais plus rien à envier à l’effervescence de Londres.
Minuit – Philippe et les oiseaux de nuit
Demain, c’est la gay pride. Au Boys Boudoir, on prépare l’évènement avec une certaine fébrilité. Dès l’entrée, on sait se montrer catégorique : « Vous êtes gays ? » Félix, le patron, un homme entre deux âges, Belge d’origine espagnole, vient à notre rencontre avec un mélange de curiosité et de suspicion. Il nous présente, tour à tour Thierry Lurkin, un jeune homme belge de 23 ans et le gérant de l’établissement, Philippe Libert, âgé de 37 ans mais qui en parait dix de moins. L’air sérieux, il finit d’en découdre avec sa comptabilité tout en répondant de la manière la plus courtoise aux questions que viennent lui poser les membres du personnel qui s’agitent autour de lui. La nuit, Philippe Libert la connait bien ! Il l’a pratiquée durant quinze ans. Par le biais de différentes occupations qui l’ont mené des centres de loisirs en tout genre au boulot d’ambulancier. « La nuit, nous fait-il remarquer, vous devez vous montrer plus humain avec les autres ; en revanche le travail est beaucoup plus dur. » Pour Félix qui, entre-temps s’est joint à la conversation : « La nuit est un travail d’amour où il faut offrir aux gens ce dont ils rêvent… Bien que nous sommes supposés offrir de l’amour, il ne faut cependant pas trop s’attendre à en recevoir. »
Thierry, le plus jeune, suit une formation en boulangerie-pâtisserie et concilie son emploi au Boys Boudoir la nuit avec celui de baby-sitter et aide à domicile le jour. Dans l’avenir, il veut être pâtissier, mais pour l’instant, il se sent tout à fait à l’aise dans la vie qu’il mène. Libert, lui, précise qu’il « ne souhaite pas faire la nuit jusqu’à 65 ans, avant tout parce que la vie nocturne use plus qu’une activité aux horaires normales. » « Et ça te pousse à picoler un peu plus que la moyenne... », ajoute-t-il.
Au petit matin – Rafik dans son taxi
Il est 3 h 30, grand temps de retourner au bercail. Taxi ! La Mercedes dans laquelle nous prenons place est conduite par Rafik Tanzir, un Marocain de 29 ans qui vient juste d’investir tout son argent dans ce véhicule en même temps que dans l’acquisition d’une licence lui permettant d’exercer le métier de chauffeur de taxi. Il n’a que quelques mois d’expérience dans son nouveau métier et projette de l’exercer pendant une vingtaine d’années encore. Ses journées de travail peuvent aller jusqu’à douze heures. Et « avec la crise, il y a bien des fois où elles s’étirent en longueur si on veut espérer atteindre les 120 euros de recette quotidienne. » Il nous avoue qu’il n’aime pas trop travailler la nuit à cause de l’insécurité et des dangers qu’il encourt. Quand on lui demande s’il prend des vacances, Rafik nous répond : « Cette année, j’en ai déjà pris suffisamment… » La période creuse pour les taxis est en janvier, pendant le carnaval. Il lui faudra donc attendre les étrennes prochaines pour poser des jours de congés. Après lui avoir réglé les onze euros de la course, nous quittons Rafik. Dehors, le pouls de la nuit continue de battre à son propre rythme. Ludique pour les uns et laborieux pour les autres.
Tous mes remerciements à Fernando Navarro Sordo qui m’a aidé à concevoir cet article
D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), si le travail de nuit augmente les risques de développer un cancer, ses inconvénients ne s’arrêtent pas là. Ce rythme de travail déclenche aussi, au fil du temps, un certain nombre d’effets secondaires aux conséquences plus ou moins délétères. On tient, en effet, le labeur nocturne pour responsable d’un grand nombre de maux et de carences. Cela peut aller des problèmes de sommeil, de perte d’appétit ou d’insatisfaction personnelle, jusqu’à l’appauvrissement des relations intimes et familiales au vieillissement prématuré. Le travail qui tue « dégainerait-il » plus vite en nocturne ? Il réduit aussi l’espérance de vie de sept ans (par rapport à un travailleur « normal ») et augmente de manière exponentielle le risque d’accidents du travail.
Translated from Trabajar por la noche provoca cáncer, amor y violencia