Sidney Corbett, compositeur de beauté
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stéphanie soudaisCompositeur à l’Opéra national de Berlin et guitariste passionné, Sidney Corbett, 45 ans, a commencé sa carrière en quittant les Etats-Unis pour l’Europe, où il a découvert les partitions de la modernité.
Lorsque j'arrive au café en compagnie de Sidney Corbett, tous deux emmitouflés dans nos manteaux d’hiver, son épouse allemande et Chiara, leur petite fille de 2 ans, sont déjà là, en train de grignoter au buffet. Corbett arbore une tenue décontractée mais néanmoins sérieuse. Lorsqu’il ôte son chapeau de feutre noir, il laisse place à un visage aux yeux pensifs, encadré de petites boucles frisées grisonnantes.
Du rock au classique
Il est difficile de penser à la vue de cet homme aux cheveux ébouriffés, que celui-ci est l’un des plus grands compositeurs de musique classique contemporaine. Couronné de multiples récompenses internationales et dont les œuvres s’écoutent jusqu’au Japon.
De nature peu bavarde et plutôt timide, Corbett a obtenu un doctorat en composition classique à l’Université américaine prestigieuse de Yale et étudié sous la houlette de l’un des plus grands maîtres actuels, récemment décédé, le Hongrois Györgi Ligeti. Corbett a également donné de nombreuses conférences sur les partitions classiques contemporaines à Yale, Hambourg, Moscou ou au Conservatoire Royal d’Aarhus au Danemark. A présent, c'est en face de moi qu'il se trouve, dans ce bistrot où le brunch coûte 6 euros et le café encore moins.
Campés devant le buffet, nous prenons une assiette que nous remplissons de gratin de pommes de terre. À ma grande surprise, Corbett m’explique qu’il n’est pas originaire d’une famille de musiciens. « J’étais le premier de la famille à faire de la musique. Mais mes parents m’avaient tout de même élevé aux sons de Bach et de Duke Ellington ».
Il me raconte qu’il a commencé la guitare à 12 ans dans un style afro à la Hendrix, et qu’à 16 ans, il jouait dans les clubs et les bars d’Hollywood. Mon interlocuteur se sert ensuite d’une généreuse portion de salade de pâtes, à la couleur orange. « J’adorais jouer de la guitare et me foutais totalement de l’école. La seule chose qui me plaisait au lycée était de composer. J’avais de très mauvaises notes mais j’ai quand même postulé pour étudier la composition et la philosophie à l’Université de Californie, à San Diego. Curieusement, j’ai réussi l’examen d’entrée. Ils ont dû croire que j’avais du talent ». Corbett s’arrête devant le plat fumant de brocolis et de choux-fleurs et les attrape avec les pinces en métal.
Travailler avec Dieu
Lorsque nous nous asseyons pour entamer notre plat, mon invité porsuit sur sa lancée : il me raconte comment de jeune autodidacte de 17 ans ignorant tout du solfège, il est sorti diplômé de Yale à 25 ans, un doctorat en musique en poche. Malgré les doutes qu’il avait sur ses capacités musicales, il a passé avec brio tous les examens et obtenu une bourse pour venir étudier à l’université de Hambourg.
« Lorsque que j’ai appris que j’avais une subvention, j’ai eu quelques appréhensions : cela signifiait que j’allais devenir l’élève d’un dieu de la musique ». Dieu ? Györgi Ligeti, l’un des meilleurs compositeurs contemporains, ayant notamment imaginé plusieurs extraits des bandes originales des films de Stanley Kubrick, comme « 2001, Odyssée de l’Espace » ou « Eyes Wide Shut ».
Et pourtant, étudier avec ce maestro s’est avéré bien plus difficile que ce que Corbett n’avait initialement redouté. « Il était très cruel mais en même temps honnête avec notre manière de jouer. Il utilisait son oreille d’expert pour mettre en pièces notre musique. Au début, nous avions tous des difficultés», se souvient notre invité en picorant les miettes de son assiette. « L’Américain et le Hongrois ont finalement appris à travailler ensemble. Mais j’étais arrivé à Hambourg avec un caractère plus endurci que celui de mes camarades. À 25 ans, j’avais survécu à un père alcoolique et connu toute la scène hippie californienne. »
Pour Corbett, l’éducation musicale sauce européenne forme des maestros pleins d’avenir. Mais il déplore que de nombreux étudiants de Hambourg « dotés du bagage théorique nécessaire» aient été simplement trop jeunes ou trop fragiles pour supporter les tortures de Ligeti. Lui les a surmontées et est devenu un meilleur compositeur.
« En Europe, composer de la musique est un exercice bien plus empirique qu’en Amérique. Là-bas, il faut plaire au public, c’est une question d’argent. Sur le continent, la musique n’est pas régie par le marché, parce que les institutions culturelles sont toujours subventionnées par les États. On a donc plus de liberté. » Grâce à ce système, Corbett a pu explorer une chose enfouie au fond de lui pendant des années : son goût de l’expérimental.
Une touche de douceur
Sans renier son identité américaine, il a commencé à créer son propre genre de musique : un mélange de styles américains et européens. Dans ses œuvres (compositions pour orchestres, pièces pour ensembles et pour solos ou son opéra « Noach »), il expérimente les sons et associe des voix douces ou impulsives avec des rythmes saccadés et complexes. Sa musique, subtile et introspective, réussit malgré son minimalisme à susciter l’émotion du public.
Elle va finalement transcender les frontières des deux continents qui lui sont chers. « J’ai toujours pensé que ma musique était écrite pour les habitants de l’Atlandide, cette civilisation perdue engloutie sous la mer. Bizarrement, les notes semblent un peu trop expérimentales aux Américains et trop douces pour les Européens », me dit-il en se levant pour aller chercher son dessert. Sa petite Chiara a déjà attaqué le sien et c’est la figure pleine de chocolat qu’elle continue de dévorer, ses morceaux de poires recouverts de Nutella.
Je demande à Corbett ce qu’il entend par « trop douce pour les Européens ». Ceux-ci n’apprécieraient-ils que la musique amère et déprimante ? Corbett pense que la Seconde Guerre Mondiale a marqué un tournant dans l’histoire de la musique. C’est comme si après les horreurs de la guerre, « la musique n’avait plus eu le droit d’être belle, surtout en Allemagne ». Les compositeurs restaient enfermés dans ce qu’il désigne comme un « ghetto musical », où la musique se doit d'être sombre et tragique.
Pendant des années, les compositeurs n’osaient même pas écrire de morceaux entraînants. Mais à présent, certains tentent de sortir de ce carcan. Corbett fait partie de ceux-là et semble en avoir convaincu plus d’un : en Allemagne, les critiques des journaux comme Die Welt ou Stuttgarter Zeitung ne tarissent pas d’éloges à son égard.
Nous terminons notre discussion autour d’un café, avant de remettre manteau et écharpe pour affronter le froid cinglant de Berlin. Nous sortons de ce café de Kreuzberg et marchons dans la même direction. J’ai même le privilège de tenir la petite menotte de Chiara jusqu’au moment où nos routes prennent une direction différente.
Translated from Sidney Corbett, composing for beauty