Sandra Mason : « Il y a des disques que Spotify n'a pas »
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edmau dantesQui sont les diggers et qu'est-ce qui les différencie des DJs ? Quel rôle jouent-ils dans l'univers musical à l'ère de Spotify ? Pour le comprendre, nous avons rencontré Enrica Borsatto (29 ans), alias Sandra Mason, une des principales représentantes italiennes dans ce domaine.
Sandra, en cherchant le mot « digger » sur Google, on tombe uniquement sur « fossoyeur » ( littéralement, en anglais « gravedigger » ) On ne devait pas faire une interview sur la musique ?
En effet (rires). Pourtant, d'une certaine manière, le mot « grave » ressemble beaucoup au mot « crate » (« container », ndr), très utile pour comprendre ce que sont les diggers.
C'est-à-dire ?
Les diggers musicaux sont des gens qui adorent la musique et passent un temps infini à rechercher des supports musicaux analogiques partout où ils peuvent, aussi bien dans des entrepôts que des magasins ou des marchés en plein air, peu importe. C'est dans ces lieux-là que ces professionnels se mettent à « creuser » . Dans les magasins, justement, il s'agit de mettre les mains dans les containers : paniers, librairies, étagères. Les diggers creusent la musique en croisant toute sorte d'information : de la couverture graphique aux renseignements d'un collègue ou du propriétaire d'un magasin.
À t'entendre, on dirait une niche du monde de la musique.
Oui, ce que font les diggers peut être vu comme une activité de niche. Disons que tu es un bon digger quand tu réussis à dénicher des morceaux intéressants à écouter et pourquoi pas, à passer en soirée.
Pourquoi ne peut-on pas simplement vous appeler DJ ?
Parce qu'un digger ne passe pas toujours de la musique dans les boîtes. Les deux peuvent aller de pair, mais pas forcément.
Comment devient-on digger?
À 16 ans, j'ai acheté mes premiers vinyles. Puis j'ai rencontré des gens plus âgés que moi qui organisaient des soirées. De là est partie ma fascination pour la figure du DJ. Ça n'a pas duré longtemps, je me suis rendue compte que je suivais un genre qui ne m'intéressait pas vraiment, et que je préférais largement acheter, chercher et trouver des disques, sans cette obsession de la piste. Malgré tout, j'ai continué pendant des années à travailler dans les boîtes, mais je m'occupais plutôt de la partie logistique.
Tu passes au Digitalive Romaeuropa Festival 2019, donc quelque chose a changé depuis...
Les premières demandes sont arrivées en 2014 par du bouche à oreille. Des amis d'amis avaient entendu dire que je collectionnais certains genres et m'ont demandé de jouer dans des petites soirées. En 2015, j'ai déménagé à Zurich, où j'ai passé deux ans et j'ai connu Valentina aka Ms Hyde, une sorte d'âme sœur en terme de musique. On a fait plusieurs soirées au Bar 3000, le bar du Zukunft. On était obsédées par les mêmes styles, surtout la new wave et le funk alternatif. C'est comme ça que j'ai pris confiance sur scène.
Donc, Sandra Mason naît quasiment par hasard, sans influence familiale aucune ?
Oui et non. Cette passion pour les vinyles ne vient pas de mes parents. Ce qui est sûr, c'est qu'ils m'ont transmis la passion pour certains styles, surtout ma mère. Quand j'étais petite, je me réveillais souvent avec Sakamoto et, plus généralement avec de la synth-pop japonaise et des classiques de funk et disco, sans savoir, bien sûr, ce que c'était. À vrai dire, je détestais ça. C'est seulement des années après, quand j'ai commencé à acheter et chercher des disques que je me suis rendue compte que certaines sonorités des morceaux que j'entendais m'étaient bizarrement familières. Bref, au final, moi aussi je me retrouve à devoir remercier ma mère ! Une autre influence importante, c'est sans aucun doute MTV, des simples « MTV selection brand new » à la chaîne plus expérimentale QOOB, j'ai découvert des morceaux et des artistes qui m'ont fait changer de goût.
Au Al Digital live Romaeuropa Festival 2019, tu proposes un parcours musical lié aux mots-clés du festival : tribalisme contemporain, identité post-internet, genderless. De quelle façon ces mots sont-ils liés à l'activité du digger ?
D'une certaine manière, je crois que « tribalisme contemporain » est un terme adéquat car les passionnés de musique sont comme des tribus fluides qui se recomposent selon leurs goûts musicaux. « Post-internet » caractérise également ce phénomène par lequel le digging se fait dorénavant par un mélange de recherche du, et sur, le support physique dans les magasins d'une part, et la mise à jour, en direct, sur Internet d'autre part. D'ailleurs, aujourd'hui, la tendance est au dialogue entre genres différents : je pense que c'est une des caractéristiques de notre génération. Et enfin « genderless » a un sens dans la mesure où il s'agit de refuser une pensée dominante qui s'exprime la plupart du temps avec des affirmations du style : « une sensibilité toute féminine ». C'est une catégorisation que, personnellement, je refuse aussi bien d'un point de vue théorique que pratique.
La discrimination homme-femme est-elle présente dans ce secteur ?
Très. Il n'y a qu'à regarder les programmations : le monde télé-disco-DJ a toujours été particulièrement masculin. Maintenant il y a les quotas en faveur des femmes. Ce n'est pas génial, mais je crois, et j'espère, qu'il s'agit d'une transition vers un futur moins marqué par les discriminations. Tu sais combien de fois j'ai entendu de la part de vendeurs, promoteurs ou amis : « Oh, tiens, une femme qui achète des disques » ? C'est un truc dont je pourrais profiter si je le voulais, mais à la longue, ça me fatigue. Je trouve complètement absurde qu'on puisse décrire ou raconter une forme de production ou d'expression musicale, quelle qu'elle soit, en fonction du sexe de celui/celle qui la réalise.
Étant donné que nous sommes dans l'ère du digital, y a-t-il eu un âge d'or pour les diggers ?
Dans les années 80 et 90, je ne pense pas que les gens avaient besoin de se définir comme tels, mais il y avait déjà des collectionneurs. Et puis, avec l'arrivée du MP3, beaucoup de magasins ont fermé et du coup, la figure du digger a pris une connotation plus spécifique dans ce contexte contemporain.
Combien de disques as-tu ?
Environ 2000, mais ce n'est pas tant que ça en fait.
Comment est-ce que tu les classes ?
C'est un travail continu. J'essaie toujours de vérifier ma collection et de me demander ce qui compte vraiment pour moi, ce qui a de la valeur pour les soirées qui sont programmées, ou bien pourquoi pas, pour le marché actuel.
Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Il arrive qu'un DJ célèbre passe un disque que tu as dans ta collection. Dans ce cas, sa valeur peut monter en flèche. Si c'est un disque qui ne m'intéresse plus, je le vends et j'achète autre chose.
Il y a un côté très artisanal dans tout ça.
Oui. Et c'est un gros travail d'introspection. C'est pour ça que j'aime les disques. Il n'y a pas que le côté rétro qui m'attire : découvrir le disque, le toucher, en reconnaître la couverture, c'est quelque chose d'unique. En gros, je serais incapable de passer de la musique sur une clé USB. Je ne ressens pas le même attachement : quand tu prends un disque entre tes mains, tu as des souvenirs et des sensations qu'un fichier informatique ne peut pas te donner.
Ça rapelle le discours des journalistes qui revendiquent la supériorité du support papier...
Peut-être, mais je ne prétends pas que c'est la seule voie possible. C'est simplement celle qui me convient le mieux.
Et puis, tu ne vas pas tout déplacer en un clic de souris, non ?
En fait, avec les fichiers informatiques, ça peut même être plus compliqué. J'ai des amis qui ne travaillent qu'à partir du digital et qui ont plus de matériel que moi. Ils ont recours à des méthodes de classement que même un bibliothécaire n'utiliserait pas.
Quel est le sens de la figure du digger à l'ère de Spotify?
Spotify n'arrive pas partout. Je le dis même si moi aussi je l'utilise : parfois je trouve le nom d'un artiste que j'aime bien. Et par quelque mystérieuse combinaison entre le label en question et la plateforme de streaming, je le trouve là. En tout cas, je ne crois pas que la plupart des gens qui utilisent Spotify aient les mêmes exigences que moi. Et je ne pense pas que Spotify enlève quoi que ce soit aux diggers.
Qui sont les principaux diggers en Italie et en Europe?
Comme ça sans réfléchir, je dirais Guglielmo Mascio, Francesco de Bellis, Lorenzo Sannino pour l'Italie. À l'étranger, je pense à Vincent Privat, le co-fondateur de Dinozor à Paris, Albion, Charles Bals, Kara Gözlüm, Izabel Caligiore. Mais j'oublie sûrement plein d'autres noms ! Ces dernières années, beaucoup de diggers célèbres et collectionneurs ont créé des labels qui s'occupent de rééditions.
Est-ce que tu peux nous expliquer un peu mieux de quoi il s'agit ?
Disons que ceux qui rééditent un disque choisissent des morceaux ou des albums difficiles à trouver, qui souvent ciblent un style bien précis. Ce sont des disques qui, pour une raison ou pour une autre, ont été oubliés, et ils contactent l'artiste pour en acquérir les droits. Les sorties sont enrichies avec du matériel inédit, des interviews et tout ce qui peut aider à contextualiser et à mieux apprécier le disque. Si une réédition n'est pas autorisée, on appelle ça un bootleg. Ces dernières années, le phénomène a pris de l'importance : si dans le passé, dans la newsletter des magasins de disques tu trouvais 20 pour cent de rééditions, aujourd'hui on en est à 60 pour cent. Après il y a un autre aspect un peu plus flou, celui des « edits ».
C'est-à-dire ?
Un edit à proprement parler modifie les morceaux pour les rendre plus utilisables, en leur donnant un rythme fixe, en rallongeant certains passages, en enlevant d'autres, pour les rendre plus adaptés aux besoins d'un DJ. Après, il y a ceux qui prennent le morceau et le rééditent sans modifications importantes, un peu comme ce qui se faisait dans les années 80 avec les bootlegs cosmic et afro.
Avec des conséquences positives ou négatives ?
La situation est devenue chaotique. Aujourd'hui, on a du mal à comprendre l'intérêt d'une réédition parce que parfois ce sont des produits qui n'ont aucune raison d'être. Il arrive que certains labels rééditent le même artiste à quelques mois d'écart, sans communiquer entre eux. Ceci dit, il y a beaucoup de labels incroyables qui travaillent avec passion et de façon cohérente, comme Music From Memory, Mannequin Records d'Alessandro Adriani, Seance Centre, Archeo Recordings, Stroom.
Selon toi, comment le rapport entre les gens et la musique a-t-il changé ces vingt dernières années ?
Aujourd'hui, on est bombardés de musique. Naviguer dans ces eaux devient difficile. Ce n'est pas tellement une question de support. Mais de possibilités physiques. En théorie, tu peux tout avoir. Le paradoxe, c'est que tu as tellement de choix que tu n'arrives pas à prendre une décision.
Crois-tu que la contemporanéité enlève de plus en plus de valeur au moment de l'écoute ?
C'est assurément de plus en plus difficile de se concentrer. Quand tes amis au lycée te copiaient un disque, tu l'écoutais du premier jusqu'au dernier morceau. Aujourd'hui, c'est rare qu'on fasse pareil. Il y a une sorte de besoin intense de skipper (« passer au morceau suivant », ndr) toutes les trente secondes. Le seul endroit où j'écoute de la musique comme je le faisais dans le temps, c'est en voiture : à mon avis, c'est l'endroit par excellence pour écouter de la musique.
Toi, tu n'as pas de compte Spotify, mais tu en as un sur Soundcloud. De là, on peut accéder à ton compte Discogs : tu veux bien nous expliquer ce que c'est ?
C'est la plus grande base de données en ligne pour la musique, une sorte de Wikipédia des disques, qui peut être modifiée publiquement par les membres. Parallèlement, c'est aussi un marché où tu peux vendre et acheter des disques. Soundclound, je l'utilise pour partager mes mix, sur Discogs, j'ai la liste de ma collection et je vends des disques; et depuis environ un an, je travaille à une chaîne Youtube Cocktail Naïf, avec une attention particulière pour des scènes ou des artistes qui n'ont jamais vraiment été mis en valeur.
Quelle est la part des voyages dans ce métier ? Est-il plus important de se déplacer physiquement ou mentalement ?
Ça compte énormément; surtout physiquement. Il y a eu une période, disons entre 2008 et 2009, où on a assisté à une explosion des blogs sur lesquels tu pouvais télécharger tout ce que tu voulais. Certains donnaient des informations de contexte sur les disques. Mais dans la plupart des cas, il s'agissait de micro-communautés thématiques. Avec la fermeture des principaux sites de partage de fichiers comme Rapidshare, malheureusement, beaucoup de liens ont cessé de fonctionner. C'était un peu comme des cartes musicales digitales à thèmes qui avaient fait leur apparition en ligne.
Qu'est-ce qui s'est passé ensuite ?
Eh bien, le phénomène n'a pas duré longtemps pour des raisons de droits d'auteurs. À cette époque-là, tu pouvais faire le digger en sens contraire : tu découvrais d'abord les disques, et ensuite tu allais les chercher dans la vie réelle. Maintenant, c'est plus difficile.
Est-ce qu'il y a des pays en Europe que l'on peut considérer comme l'eldorado des diggers ?
La France et la Hollande pour sûr, mais en général, le digger se déplace en fonction de ce qu'il cherche, d'où l'importance d'une bonne étude préalable. En Italie, Rome est assurément le centre. Le marché aux puces de Porta Ticinese est phénoménal de ce point de vue-là : impossible de ne pas y trouver quelque chose d'intéressant. De l'italo disco aux génériques de la Rai, en passant par des 45 tours un peu obscurs. À Naples aussi il y a des choses intéressantes qui refont surface.
Dans un article publié par Esquire, deux jeunes gens racontent leur voyage au Nigeria en tant que diggers, ils y rapportent leurs recherches, les imprévus. etc. À quel point l'activité du digger est-elle écologique ?
Étant donné que de nos jours on a le choix entre passer un week-end à Madrid, Berlin ou ailleurs, je pense que l'impact est cohérent avec le reste de nos activités. je dirais même que quelqu'un qui cherche des disques vintage fait un travail de recyclage d'une certaine manière. Pour ce qui concerne le cas particulier du Nigeria, il n'est pas rare de voir de véritables expéditions dans le pays. Les disques de boogie nigérian sont parmi les plus rares et les plus chers du marchés
En parlant d'affaires, les magasins de disques sont de moins en moins nombreux...
Eh bien, en fait, récemment il y a eu une sorte de revival. Mais je crains que ce ne soit purement passager, pour ne pas dire une bulle. Les chiffres historiques qui ont caractérisé le marché depuis les années 2000 sont clairs : avec l'arrivée du digital, l'industrie s'est effondrée.
Que devrait faire un aspirant digger de nos jours ?
Étudier assidûment, et de façon inductive. À partir de simples morceaux ou disques, il faut ensuite suivre un parcours linéaire en remontant et en s'interrogeant sur les styles et les artistes.
Ah oui, au fait, pourquoi Sandra Mason ?
C'est parce que je me plains souvent en ronchonnant et mes amis disent que je leur fais penser à Sandra Mondaini (actrice et animatrice de télévision italienne, ndr). Et en même temps, je veux toujours avoir raison et du coup quelqu'un a mentionné Perry Mason, l'avocat. Sandra Mason est un mélange de ces deux personnages. En gros, ça veut dire que je suis casse-c**** (elle rit). Mais ça me plaît, ça fait très italo disco.
Translated from Sandra Mason: «Ci sono dischi a cui Spotify non può arrivare»