Porno féministe : à la fin c’est toujours l’Allemagne qui gagne
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Qui dit porno dit forcément femmes dominées, scénario inexistant et conditions de travail déplorables ? À Fribourg-en-Brisgau, une jeune start-up s’efforce de prouver le contraire. Son premier film, Retour, a été réalisé par une femme et laisse une large place à l’improvisation des acteurs pour les scènes de sexe. Jouissif ?
La salle du café Pow à Fribourg-en-Brisgau est pleine à craquer. Des chaises de jardins ont été apportées en renfort, des coussins posés à même le sol et les rebords de fenêtre se transforment en sièges improvisés. Les retardataires devront même rester dehors. La raison de l’affluence dans cette ville allemande n’est pas due à la venue d'un conférencier célèbre, mais bien à un film pornographique. Deux membres de l’équipe sont déjà là et attendent sous les yeux curieux du public que tout le monde ait une place. L’ambiance ne rejette pas l’atmosphère glauque qu’on imagine régner dans les cinémas X : les gens discutent, boivent une bière et rient.
« Je me suis rendu compte que le porno constituait pour beaucoup une porte d’entrée dans la sexualité, et que les jeunes cherchaient alors à reproduire ce qu’ils avaient vu lors de leurs premiers rapports sexuel. »
Peut-être cela vient-il du fait que le film projeté n’est pas un vulgaire gonzo dont le scénario se résume à la sainte trinité fellation-pénétration-éjaculation. La star du soir s’appelle Retour, le premier né de la start-up fribourgeoise feuer.zeug ( « briquet » en allemand). Leur pitch ? Proposer des films pour adultes féministes et éthiques. À deux pas de la forêt noire, Fribourg est une ville connue pour sa scène alternative. Pas étonnant donc que certains cherchent à y tourner du porno de qualité et que leurs productions soient capables d’attirer une centaine de personnes un soir de semaine.
Une sexualité positive et diversifiée
Feuer.zeug a été fondé en 2016 par deux amis, Leon et Kira. Le premier étudie les sciences des médias et la philosophie, sa coéquipière les sciences politiques, la sociologie et l’économie, tous les deux à Fribourg. La colocataire de Leon se trouve être une bonne amie de Kira : c’est ainsi que les deux compères font connaissance. Au cours d’une séance de block (sport qui ressemble à de l'escalade mais sans être assuré par une corde, ndlr), Leon parle avec Kira d’un sondage qu’il a réalisé pendant sa scolarité auprès d’adolescents, portant sur l’image de l’homme et de la femme véhiculée par la pornographie. « Je me suis rendu compte que le porno constituait pour beaucoup une porte d’entrée dans la sexualité, et que les jeunes cherchaient alors à reproduire ce qu’ils avaient vu lors de leurs premiers rapports sexuel », raconte-t-il. Représentations irréalistes, pression supplémentaire : les résultats de son étude affolent le jeune homme. Avec Kira, ils décident alors de produire leur propre film pornographique. L’idée : montrer une autre sexualité, plus réaliste que dans le porno mainstream. Leon est en charge de la production, Kira du marketing et du management. Avec eux, une douzaine de personnes travaillent pour feuer.zeug. Des amis et des connaissances des deux fondateurs pour la plupart.
Mais au fait, qu’entendent-ils exactement par « porno féministe » ? « Nous voulons nous adresser à, et représenter, tous les genres et toutes les sexualités. Et montrer autre chose que simplement un pénis et un vagin !, affirme Oliwia, la conseillère artistique de l’équipe. Cela passe par exemple par mettre le désir de la femme au premier plan. » En outre, le scénario a été élaboré avec des sexologues afin de « ne pas transmettre une image nocive de la sexualité », explique Leon. Néanmoins, leur film n’a pas vocation à éduquer et ils ne sont eux-mêmes pas des pédagogues, rappelle Kira.
Le consentement sinon rien
Au niveau de la production aussi, feuer.zeug se veut féministe et éthique. Les femmes occupent des places importantes : le film a notamment été réalisé par une femme, et la moitié de l’équipe est de sexe féminin. Pour Leon, une bonne ambiance de travail est indispensable. « Nous avons veillé à ce que tous se sentent bien », ajoute Kira. Par exemple, lors des scènes de sexe, seuls la réalisatrice et les cameramen étaient présents avec les acteurs, pour que leur intimité soit respectée au maximum.
La notion de consentement est indissociable des valeurs prônées par feuer.zeug. « Pendant le tournage des scènes intimes, nous n’avons que deux conditions : les rapports doivent être consentis et protégés. Le reste, ce sont les acteurs qui le décident, affirme Kira. C’est très excitant pour nous parce que les acteurs nous offrent une tranche de sexualité vécue. » Les acteurs ont été d’ailleurs intégrés tout au long du processus de création : « Nous avons monté plusieurs versions, que nous leur avons envoyées et ils nous ont donné leur retour, explique Leon. La version finale a été validée avec leur approbation. »
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L’Allemagne est un terreau assez fertile pour le porno féministe. Il faut dire que selon une étude financée par Pornhub, ce pays est le septième plus gros consommateur de films pornographiques au monde. Berlin héberge d’ailleurs chaque année l’un des plus gros festivals consacrés au genre, le Berlin Porn Film Festival. Le Parti social-démocrate allemand avait même proposé en 2018 que l’État finance le porno féministe, afin que les jeunes ne soient pas laissés seuls avec les images stéréotypées et parfois choquantes, du porno mainstream. Dans ce contexte, on comprend mieux comment deux étudiants tels que Kira et Leon ont pu se lancer sans complexe dans la production de films pornographiques.
« Nous voulons montrer autre chose que simplement un pénis et un vagin »
L’histoire du film est celle de la rencontre d’une conductrice et d’un auto-stoppeur qui tombent sous le charme l’un de l’autre. « Retour est une histoire qui pourrait être vraie, au cours de laquelle on apprend à connaître les personnages, raconte Leon. Nous souhaitions faire un film avec des exigences artistiques, qui raconte une histoire à travers les plans, la musique, etc. »
Pendant la projection, les rires du public fusent régulièrement. « Une réaction positive », se réjouit Leon. L’histoire n’est en effet pas dénuée d’humour, mais cela vient peut-être aussi du fait que regarder un film pornographique en compagnie de dizaines d’autres personnes est une situation assez étrange.
La discussion qui s’engage à la fin du film est assez animée. Un homme déplore le fait que la réalisatrice n’ait pas davantage dirigé les acteurs car il trouve le résultat « trop timide ». Une femme dit ne pas avoir ressenti d’érotisme. D’autres personnes au contraire trouvent que la tension sexuelle entre les deux protagonistes est palpable. « L’érotisme est quelque chose de très individuel », commente Leon. « L’excitation dépend de ce que les acteurs veulent montrer et de ce que l’on trouve personnellement excitant », renchérit Kira.
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Les retours du public permettent aux membres de feuer.zeug de savoir ce qu’ils peuvent améliorer pour le prochain film… s’il y en a un. « Nous sommes un petit collectif, notre premier objectif était de produire un film, relativise Leon. Il y en aura-t-il un deuxième ? Les idées et la motivation sont là en tout cas ! » Les coûts de production de Retour, estimés à 1000 euros environ, ont été couverts. Ceux-ci sont très bas puisque toute l’équipe, acteurs y compris, a travaillé bénévolement. Le budget du prochain sera bien plus élevé : « Produire un film éthique coûte très cher, ajoute-t-il. Car cela veut dire garantir des salaires décents. » « Nous allons voir si ce que nous avons gagné avec le premier nous permet d’en produire un second, conclut Kira. Nous pouvons également faire appel à des investisseurs, mais nous devons nous demander jusqu’à quel point nous acceptons les influences extérieures. »
En attendant, le film a été présenté au Porn Film Festival à Vienne, il peut être acheté sur Art House Vienna et une seconde projection a eu lieu au Café Pow le 6 mai. Si le chemin vers un deuxième film est encore long, Retour est loin d’avoir dit son dernier mot.