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« 'Musulman' : un terme à la fois religieux et identitaire »

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Default profile picture marie monnier

Depuis deux ans, Jytte Klausen, professeure associée en politique comparée de Brandeis university près de Boston (Massachusetts), enquête sur l’élite politique musulmane en Europe.

Jytte Klausen est membre de la Bosch Public Policy à l’Académie américaine de Berlin, et professeur associé à l’Université Brandeis. Au cours de ses recherches sur l’élite politique musulmane en Europe, elle a personnellement rencontré ou été en contact avec près de 250 parlementaires, conseillers municipaux et présidents d’associations musulmans provenant de six pays différents : la Suède, le Danemark, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne.

Le mot « musulman » correspond-il à la façon dont les gens que vous avez rencontrés sont perçus, ou davantage à la vision qu’ils ont d’eux-mêmes ?

J’utilise le terme « musulman » de la même manière qu’aux Etats-Unis nous parlons des juifs : il fait non seulement référence à la foi mais aussi à l’identité de la personne. Dans mon étude, 80 % des personnes que j’ai intérrogées, l’islam est personnellement très ou relativement important. Et même ceux qui ne voient pas les choses sous cet angle reconnaissent dans cette étiquette la description de qui ils sont. Un parlementaire m’a confié : « Je n’avais pas l’habitude de vraiment réfléchir sur ma religion, mais maintenant que tout le monde parle des 'musulmans', j’ai envie de me lever et de dire 'Moi aussi je suis l’un d’entre eux' ». Dans le débat public, la racialisation du terme « musulman » englobe tous les musulmans européens, quelques soient leur foi et leur pays d’origine. Même Ayaan Hirsi Ali, co-auteur - avec le réalisateur assassiné Theo Van Gogh - du film controversé Submission, se définit comme « une ex-musulmane, une musulmane ».

Que pensent les hommes politiques musulmans de la situation des musulmans au sein des sociétés européennes ? Le 11 septembre a-t-il représenté un véritable tournant ?

Les différents leaders que j’ai rencontrés sont tous d’accord sur un point : les musulmans font l’objet de définition abusive et de discrimination. Oui, ces leaders politiques voient tous la situation de la même façon. Le 11 septembre a accéléré un processus déjà en marche : avant cette date, Pim Fortuyn avait déclaré que les musulmans représentaient une menace pour l’identité des Pays-Bas. Les attentats du 11 septembre ont donc simplement légitimé le fait d’affirmer qu’il existe un fossé culturel entre les chrétiens et les musulmans. De nombreux musulmans ont cependant fait référence à des événements nationaux [dans les pays d’Europe] comme point de rupture entre une discussion légitime sur les problèmes d’intégration et une situation hystérique. En Suède, c’est le « meurtre pour l’honneur » d’une jeune femme musulmane par son père qui a amené la population à voir tout à coup chaque femme musulmane comme victime, consentante ou non, de l’Islam. En Grande-Bretagne, c’est l’affaire Rushdie, en 1989, qui a rendu tous les musulmans anti-démocratiques aux yeux des Britanniques. Remarquez, beaucoup de musulmans britanniques vous diront aujourd’hui que les manifestations anti-Rushdie et le fait de brûler son livre étaient « une grosse erreur » et un événement dont ils ont tiré des leçons. « La liberté d’expression est une bonne chose, cela nous protège de ceux qui nous détestent », m’a confié un imam très connu en Grande-Bretagne.

Dans les pays où vous avez mené vos recherches, avez-vous observé de grandes différences dans la perception de la discrimination qu’ont ceux que vous avez pu rencontrer ?

A partir des questions posées aux hommes politiques que j’ai rencontrés afin de mesurer leur degré de mécontentement, j’ai pu constater que les choses vont mieux en Suède et en Grande-Bretagne, mais empirent aux Pays-Bas, au Danemark et en Allemagne. Je n’ai pas encore chiffré les réponses obtenues en France, mais les interviews que j’y ai menées me permettent de dire que l’un des aspects saisissants de la situation en France est l’absence totale de l’intégration de l’élite musulmane. En septembre dernier, deux femmes musulmanes ont été élues au Sénat, mais elles sont les premières à aller si loin en politique. Quatre à cinq millions de musulmans vivent en France – dont beaucoup sont citoyens français (nous ne connaissons pas le chiffre exact) : cette situation, due à un manque total de volonté des partis politiques de présenter des candidats musulmans, à moins qu’ils ne désavouent l’Islam, est pour le moins remarquable.

Quelle est la relation entre « l’élite musulmane » et les autres musulmans au sein des sociétés européennes ?

Les parlementaires et les conseillers municipaux musulmans ne sont pas élus par les musulmans mais par des électeurs qui, dans leur majorité, ne sont pas musulmans. Ces élus ne considèrent pas que leur principale tâche est de représenter ainsi les musulmans. Cependant, les partis politiques ont commencé à présenter des candidats musulmans dans des circonscriptions où de nombreux électeurs sont d’origine étrangère. L’intégration et la discrimination – des musulmans notamment – sont devenues le « troisième rail » de la politique européenne : vous y touchez et vous êtes fichus (pour les non-initiés, le « troisième rail » est le rail à haute-tension qui alimente le métro). L’intégration des musulmans nécessite de nouveaux leaders et de nouvelles idées. Les hommes politiques musulmans, au sein des partis établis et des institutions représentatives, seraient de bons candidats pour mener une nouvelle politique, mais le risque est élevé.

Les jeunes musulmans nés en Europe devraient théoriquement être mieux équipés que leurs parents pour s’engager en politique. Sont-ils bien représentés au sein de l’élite musulmane ?

L’une des surprises de mon enquête est que les trois-quarts des leaders politiques musulmans proviennent de la première génération musulmane. Nous pensons tous que les politiciens d’aujourd’hui sont les heureux produits de l’état de bien-être et de l’éducation publique européens. Mais ça n’est pas le cas. La plupart étaient déjà politiquement actifs avant de venir en Europe, et beaucoup d’entre eux sont des réfugiés qui avaient été emprisonnés ou forcés à partir à cause de leur engagement politique. A leur arrivée, beaucoup étaient déjà adultes et avaient déjà suivi un enseignement supérieur. Ils proviennent de la classe moyenne et leur engagement politique reflète la continuité de leur expérience.

Qu’attendent les hommes politiques musulmans des sociétés européennes et de leurs gouvernements ?

Les problèmes les plus importants sont l’intégration de l’Islam en Europe et la discrimination religieuse. Les leaders politiques musulmans veulent mettre en place des institutions religieuses en Europe et former des imams dans les facultés théologiques des universités publiques (comme le sont les membres du clergé chrétien dans la majorité des pays), de façon à engager des imams qui parlent néerlandais, danois ou allemand. [Ils veulent aussi] construire des mosquées et des cimetières afin de permettre aux membres décédés d’une même famille d’être enterrés auprès de leurs proches et non d’être transportés, pour leur sépulture, dans leur pays d’origine, où de moins en moins de gens ont encore des liens.

Translated from “The term ‘Muslim’ refers to both faith and identity”