Je fais des selfies donc je suis ?
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Anaïs DE VITAOn aime peu de choses aussi secrètement que les selfies. Mais pourquoi ? Pourquoi râlons-nous devant un couple qui se balade avec une perche à selfie pour finalement se retourner et se rapprocher de nos amis pour se prendre en photo ? La réponse se trouve probablement dans nos échanges sur les réseaux sociaux, qui évoluent vite, dans l'égocentrisme et le manque d'assurance.
Au moment d'écrire cet article, on peut déjà dire que le "selfie" est un phénomène mondial. Il n'y a pas si longtemps, nous pensions que l'invasion des appareils photos numériques serait une grande révolution face au cinéma omniprésent. Il semblerait que le selfie cache un changement social bien plus complexe ; contrairement à la photographie numérique habituelle, le selfie concrétise notre besoin de justifier notre existence. Prendre des photos de nous-mêmes et les poster sur des réseaux sociaux va forcément de pair avec notre nature créatrice ; nous devrions alors nous demander si lorsque nous ne prenons pas d'égoportrait (terme canadien pour selfie) avons-nous bien un ego, ou même, existons-nous vraiment ?
La définition d'un selfie par le Merriam-Webster est la suivante : "une image de soi-même prise par soi-même au moyen d'un appareil photo numérique destinée à être partagée sur les réseaux sociaux." Fondamentalement, c'est un acte des plus égotiques, qui exige d'ailleurs beaucoup d'attention. Pourtant, cet ego ne correspond pas au moi, car il n'existe plus dès lors qu'il n'y a plus de photos. Liker et partager sont clairement l'illustration de ce caractère éphémère. De plus, cela déconstruit l'image du moi présent, existant dans le réel, et le désubstantialise d'une certaine manière. Plutôt que de juger la superficialité et le narcissime, ces observations philosophiques se veulent souligner les fondements instables des définitions sociales modernes.
La malédiction moderne de Narcisse ?
Comme tous les nouveaux phénomènes, le selfie n'est pas rentré dans les habitudes de tous. Bien sûr, il touche surtout les jeunes générations Y et Z et quelques cultures plus que d'autres. Pourtant, quand on aperçoit un groupe d'adolescents, assis chacun dans son coin, à regarder son smartphone en silence et se prendre en photo à intervalles réguliers, on est en droit de se demander quel est l'impact de cette nouvelle réalité. Ce dont a besoin un être humain, assis dans un avion qui a perdu la pression de la cabine, est-ce prendre son téléphone, une photo de soi et la partager sur le net ?
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Dans la mythologie grecque, Narcisse, un jeune éphèbe, était si absorbé par lui-même que lorsque la déesse vengeresse Némésis fit apparaître son reflet dans une mare, il la regarda et se noya. Dans ce mythe, Narcisse déclare que sa beauté ne sera jamais appréciée à sa juste valeur. Pour cette raison il se suicide. Inconsciemment, faire un selfie, bien souvent avec une perche à selfie, pourrait bien être aujourd'hui la représentation moderne de ce sentiment d'insatisfaction.
Le point commun entre Narcisse et les selfistes peut sembler évident, car les deux évitent le contact humain et se renvoient tout simplement un reflet d'eux-mêmes. Mais si on creuse un peu plus, le selfie occasionne moins de suicides que de morts accidentelles, étant donné que le selfiste constate que sa beauté (ou sa laideur) est appréciée à sa juste valeur quand elle est partagée en ligne. En outre, un tel acte pourrait bien cacher une crise humaine plus grande, une crise existentielle, puisque l'on s'authentifie soi-même que par ces selfies.
Une existence moderne est-elle possible sans selfie ?
Un concept dont l'unique but est de se focaliser sur soi crée un parallèle étrange avec le destin de Narcisse. La différence majeure repose sur la deuxième partie de la définition du selfie : "destiné à être partagé sur les réseaux sociaux." Pourquoi ressentir le besoin de prendre une photo de soi et de la publier sur un espace virtuel social ? Comment peut-on fondamentalement être intéressé, si ce n'est pour se confirmer mutuellement que nous existons ? L'existence elle-même est-elle totalement impalpable dans notre monde où les informations défilent à vitesse grand V ? Afin de trouver la vérité dissimulée derrière la culture du selfie, nous devons nous demander ce que signifie le terme existence authentique pour un selfiste.
L'ego ou le moi est un concept issu d'un long débat philosophique qui a animé des discussions de grands penseurs bien avant Socrate. Ce que nous pouvons dire c'est que selon les derniers postulats, c'est un mélange entre l'être présent et unique et ce que l'on appelle "l'être-au-monde". L'être-au-monde est une part de nous qui est régulièrement supprimée par la politique et les idéologies, et probablement à l'origine de nos selfies. Alors que l'être présent serait sans doute capable d'exister sans confluence sociale, l'être-au-monde en est totalement dépendant. Le philosophe Martin Heidegger le nomme Dasein (litteralement, l'être là) pour définir cette condition humaine irréfragable. Il se rapporte à tout ce à quoi le sein (l'être) est rattaché, de manière passive ou active, mais de manière constante - un rattachement qui permet à l'être de s'interroger sur les dogmes, la moralité et la mortalité lorsqu'il se retrouve face à lui-même.
On voit donc l'importance de la dimension sociale du selfie dans son interdépendance avec notre monde. Le selfie permet de s'échapper de l'existence solitaire de notre moi présent. Pour cette raison, on peut tout à fait le justifier, tant que qu'il fait intervenir une part de notre moi original et authentique. Si ce n'est pas le cas, celui qui se prend en selfie court le risque d'aliéner son moi présent et de se créer une existence égotiste virtuelle. Le danger est aussi évident qu'il est naturel, puisque notre esprit essaie de combler l'insignifiance de son existence par une construction égotique avant d'en ressentir le désespoir.
Vers une quête d'authenticité
Comment peut-on alors théoriquement exister en selfies et demeurer authentique envers notre moi présent, et non notre moi virtuel ?
"Si on recherche l'authenticité pour l'authenticité, on perd notre authenticité." Jean-Paul Sartre
Sartre, parmi d'autres, explique comment le manque d'authenticité dans son existence, ou encore la mauvaise foi, ne peut être évité de manière sélective. En ce sens, l'authenticité ne peut pas seulement être un degré du moi présent et unique, lui-même ancré dans l'être-au-monde. Tandis que la sincérité des selfistes à s'investir dans la création et le maintien de son moi conscient est discutable, on ne peut pas non plus en prouver la fausseté (sauf peut-être si on le met en relation avec la perche à selfie.)
Cet abandon existentiel résume par conséquent le concept du selfie : une action socialisée qui nécessairement permet de créer un moi moderne. Cet égo est satisfait par l'invulnérabilité de l'object en tant que partie de soi qui ne peut être transcendée par l'être humain sur le plan phénoménologique, tel que Sartre pourrait le décrire. Cela signifie que le selfiste ne peut exister en lui-même, de manière consciente, sans échapper à la liberté de se prendre en photo lui-même.
En outre, la socialisation repose à la fois sur une aliénation pseudo-religieuse au sein de la communauté virtuelle et sur la reconnaissance du groupe par les "j'aime". L'image est après tout conçue pour être partagée avec tout ceux qui l'apprécieront, ce qui l'éloigne du mythe de Narcisse.
Pour conclure, le selfie provoque un phénomène déjà connu de l'humanité moderne : une luttre contre l'insignifiance transposée en photo purement conçue pour prouver l'existence de chacun. Ce phénomène, appelé "l'égo social", pourrait bien aller au-delà des limites du selfie. A mesure que nous évoluons comme individus de plus en plus anarchiques dans un environnement virtuel de plus en plus ciselé, la distinction de notre égo social démontrera notre raison d'être. En attendant d'appréhender totalement ce nouveau paradoxe, il faudrait peut-être adapter la citation de Descartes en "Je fais des selfies donc je suis."
Translated from Selfie ergo sum?