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Inger Christensen : la langue danoise perd sa plus belle voix

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Default profile picture Arnaud Baignot

Culture

Pourquoi apprendre le gallois ? Ils parlent tous l’anglais de toute façon. Pourquoi apprendre l’imprononçable flamand, l’impossible finnois ou le catalan ? La poétesse expérimentale danoise est décédée le 2 janvier 2009 et c'est une langue peu connue qui perd sa plus grande voix.

Je n’aime pas particulièrement lire Shakespeare. Je trouve ça vieillot, trop théâtral. Le côté comique n’est pas vraiment drôle. Lire Herman Hesse c’est un peu comme travailler : la véritable satisfaction ne vient qu’à la fin du travail. Je n’ai jamais lu deux fois le même texte d’Umberto Eco. En revanche, les vers de la poétesse Inger Christensen, c’est comme écouter un morceau de musique extraordinaire dont on devient accro, au point d’appuyer sur « repeat » jusqu’à ce que votre colocataire débarque. Le genre de truc qui fait que vous en parlez à tous le monde. « Houa ! », ai-je dit au gens à propos d’Inger Christensen, née sur la côte Est à Vejle en 1935. Ma tendresse pour son travail était si bien connue que j’ai appris son décès le 2 janvier par un message sur mon mur dans Facebook.

Madame alphabet

L’ancienne professeur d’art est décédée trois semaines avant ses 74 ans. Elle avait un fils. Grâce à elle, la langue de ma mère a perdu sa plus belle voix. Elle avait atteint la tête du palmarès des best-sellers. La presse nationale nous a submergés de programmes, d’articles et d’hommages. Elle a tout gagné à l’exception du prix Nobel affirment-ils (allez savoir ce qu’ils entendent par là). Christensen ne publiait plus de poésie depuis son chef-d’œuvre Sommerfugledalen (La vallée du Papillon). Après ses deux autres chefs-d’œuvre que sont Det (Ce, 1969), un poème de 239 pages à moitié politique, et le bel Alphabet (1981) qui l’a révélée à l’étranger, dans lesquels elle lance un défi à la poésie à partir de constructions mathématiques, linguistiques et alphabétiques, La vallée du Papillon porta sa poésie, et la poésie danoise, à son apogée.

La forme privilégiée dans La vallée du Papillon est celle du sonnet mais d’un sonnet particulier : l’œuvre se compose d’une suite de quinze sonnets dans laquelle la dernière ligne de chaque sonnet est le premier vers du suivant. Les quatorze premiers sonnets forment donc un cycle. Le quinzième sonnet, le sonnet principal, est lui-même composé de tous les premiers vers des quatorze sonnets précédents dans le bon ordre bien sûr. Vous êtes perdu ? Faites un tour sur Google.

La vie, la mort, l'amour...

L’impressionnante rigueur de la construction rend le poème pratiquement intraduisible à cause des nombreuses rimes et des significations métatextuelles. Quand j’ai lu ça pour la première fois, je suis tombé assis sur ma chaise, convaincu que tout ce que je connaissais sur l’évolution du langage et sur l’étymologie (pas grand-chose, j’en conviens) était absurde. Cette expérience, si parfaite dans sa forme et son sens n’était pas simplement un jeu aléatoire sur les phonèmes ordonnancés dans un joli vers. C’était la véritable raison de l’évolution du danois jusqu’à sa forme actuelle. Comme si tous les mots utilisés par Christensen n’avaient jamais existé avant qu’elle les forme, qu’elle les associe entre eux dans des phrases, qu’elle les relie ensemble dans des vers, dans des sonnets, dans tout ça.

La rigueur de la forme est si impressionnante qu’on oublie souvent de parler de son sens. De quoi parle-elle ? Juste de l’alphabet et des papillons ? Et bien, c’est là qu’elle a commencé en effet. Cependant, ses œuvres poétiques ne fonctionnent pas qu’avec quelques thèmes ou motifs. Dans ses œuvres, elle parlait du monde entier et tout ce qui le compose : la vie, la mort, l’amour, la peine, la joie, l’amitié, la folie, l’art, la nature, les rêves, les souvenirs, la réalité et de tout ce qui peut être nommé ou à peine dicible.

Je sais que ça mériterait une analyse d’un extrait de ses poèmes ou même d’un seul vers. Mais je ne peux pas le faire moi-même. J’ai lu les traductions en allemand et en anglais et elles ne ressemblent pas plus à l’œuvre originale que « Mon petit poney » à un vrai cheval. Alors pourquoi apprendre le flamand, le finnois ou le catalan ? Honnêtement je ne sais pas. Mais le danois, cette langue rude et déplaisante des plaines du nord a un secret. Un secret brûlant. Quand un petit pays perd sa plus belle voix, nous devons remercier le ciel que ses livres soient toujours publiés car c’est une bonne raison d’apprendre le danois ; ou au moins d’essayer, quand vous serez à Copenhague en Erasmus.

Translated from Obituary: alphabets, butterflies and Inger Christensen