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Demander la nationalité allemande : papier millimétré

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Experience

Pourquoi des personnes d'autres pays décident-elles de prendre la nationalité allemande, et comment vivent-elles leur nouvelle nationalité? Karolina Golimowska et Daniel Tkatch nous racontent leurs expériences.

Dans ce texte, je m'appelle K. Ne pas confondre avec Mme K., qui joue elle aussi un rôle important dans la procédure décrite ici. L'aigle fédéral et l'ours berlinois sont également importants, ce sont les deux autres visages de l'État allemand, aux côtés de Mme K. et Mme B. Ainsi que la question de pourquoi ces deux animaux tirent la langue.

Je suis originaire de Varsovie et mon nom de famille sonne polonais. Pas allemand, français ou que sais-je. Tout simplement polonais. Pour ceux qui ne s'y connaissent pas, slave ou même d'Europe de l'Est.

Pour moi, la Pologne signifie la famille, le hareng salé et les pommes de terres chaudes. Le polonais est ma langue. La Pologne est le pays dans lequel je ne vis plus. Et cela depuis déjà neuf ans. La totalité de ma vie d'adulte se passe ailleurs, et surtout en Allemagne.

Des casques lourds, des CDs, Mein Kampf...

Pour moi, l'Allemagne c'est avant tout Berlin. C'est ici que j'ai étudié, c'est ici que j'ai obtenu une bourse d'étude pour aller à Londres, c'est ici que je suis revenue. C'est ici que je travaille pour obtenir mon doctorat, c'est ici que sont mes amis, c'est ici qu'est ma vie. Pour moi, Berlin signifie des plafonds en stuc, de grands parcs, des femmes qui ne s'épilent pas les jambes.

Berlin, c'est des manifestations dans les rues et des marchés aux puces, des contrastes Est-Ouest, les brunchs du dimanche matin et le Weißweinschorle (mélange de vin blanc et d'eau minérale gazeuse - ndt). Berlin, c'est le vélo, mon premier job, ma première paye, mon premier appartement. Berlin signifie aussi mes premières expériences en matière de discrimination et les regards pleins de critiques sur les Polonais « de l'extérieur ». Berlin, c'est de super boulangeries et un choix immense de yaourts dans les supermarchés.

Berlin et Varsovie sont reliés par un train, le Berlin-Warszawa-Express. Il fait l'aller-retour entre mon enfance et ma vie d'adulte trois fois par jour, sept jours sur sept.

À Berlin, les Polonais n'ont pas vraiment bonne réputation. Peut-être la frontière est-elle trop près et les ouvriers du bâtiment et femmes de ménages qui font l'aller-retour entre la Pologne et Berlin tous les jours trop nombreux. Les zones frontalières peuvent devenir des zones à problèmes pour ceux qui ne sont de nulle part : il n'y a rien entre la gauche et la droite, 60 kilomètres de large.

Beaucoup de mes amis berlinois ne sont jamais allés en Pologne. Ils associent ce pays à la Seconde Guerre Mondiale et tout un arsenal de thèmes très délicats dont les Allemands préfèrent ne pas parler. Certains d'entre eux ont juste traversé la frontière pour se rendre sur le « marché polonais »– j'ai dû leur demander de m'expliquer ce dont il s'agit. Là-bas, m'a dit Alexander, on peut acheter entre autre tous les objets (néo)nazis possibles et imaginables. Ce qui est strictement interdit en Allemagne est aligné sur des tables de tapissiers escamotables, là-bas, quelques centaines de mètres plus loin. Des t-shirts, des casques lourds, des CDs, Mein Kampf.

Ceux qui n'ont jamais eu la moindre expérience en rapport avec la Pologne sont la plupart du temps sceptiques, par mesure de précaution. À Berlin, il y a les étrangers cools, et ceux qui ne le sont pas. Les Français sont cools, car leur allemand est tellement mignon. Les Espagnols, les Anglais, les Italiens sont cools aussi : on connait les pizzas, les tapas, les fish & chips et on aime apprendre leur langues car elles sont tellement belles. Tout le monde veut parler anglais, et on peut facilement s'entraîner avec des Anglais. Et on connait aussi la Reine. Et James Bond, bien sûr. Qu'est-ce qu'on connait qui vient de Pologne ? La plupart de mes amis berlinois ne connaissent pas un seul auteur polonais, sans parler de titres de films ou d'agents héroïques. Ah si, il y en a ! Celui qui est peut-être le plus connu s'appelle Hans Kloss, un agent double culte, charmant et adoré par plusieurs générations.

Les Américains sont aussi fondamentalement cools. Les Polonais ne sont pas vraiment cools. On doit beaucoup se justifier. Et certaines choses ne sont tout simplement pas possible.

Je n'ai pas le droit de voter, bien que je vive ici et que je paie mes impôts. Mais les autres non-Allemands n'ont pas le droit non plus. En tant que Polonaise, je n'ai pas le droit de demander une bourse Fulbright à la commission allemande compétente, car je ne suis pas allemande. Je n'ai pas non plus le droit d'être fonctionnaire. Un jour, chez Robben und Wientjes (agence de location de voiture, ndlr), on m'a interdit de louer une voiture pour mon déménagement avec mon permis de conduire polonais, officiellement « à cause de l'assurance », officieusement parce qu'il se pouvait bien que je pique la voiture et que je l'amène en Pologne, le pays des voleurs de bagnoles.

« Quel genre d'État est l'Allemagne ? »

Lorsque je cherchais un appartement, un agent immobilier m'a dit au téléphone : « Nous n'acceptons plus les étrangers dans cet immeuble ». En 2008, j'ai entendu à l'agence pour l'emploi que « c'est très bien que les Polonais aient besoin d'une carte de travail en Allemagne, sinon le pays serait rempli de sans-abris et de prostituées ». Ce sont des moments dans lesquels je me sens impuissante et sans défense. J'atteins les limites de mes possibilités. Je peux faire ce que je veux - mais pas tout. Je me heurte à des barrières juridiques et sociales que je ne peux pas changer ou influencer. Je stagne au lieu d'avancer. Alors, que puis-je faire ?

Après beaucoup d'hésitations et de longues discussions avec des amis, ma famille et les administrations, je demande la nationalité allemande. En tant que citoyenne de l'Union européenne, je peux garder la nationalité polonaise et devenir une « multicitoyenne ». Comment vais-je me sentir ? Je reste la petite-fille d'un travailleur forcé de Siemens et d'une secouriste du soulèvement de Varsovie. Je reste aussi l'arrière-petite-fille d'un chef d'établissement qui a survécu à Dachau, Oranienburg et Sachsenhausen et qui, tout au long des années qu'il a passé dans les camps de concentration, a écrit des lettres à sa femme bien-aimée. En allemand, qu'on l'a forcé à apprendre. Sur des formulaires imprimés sur lesquels il collait des timbres à l'effigie d'Hitler, attendant ensuite une réponse avec espoir. Malheureusement, ou peut-être heureusement, je ne peux plus leur parler de ma décision. Il ne me reste que les lettres.

Au cours du processus de nationalisation, il faut faire un test grâce auquel on doit prouver nos « connaissances de l'ordre légal et social et des conditions de vie en Allemagne ». Je dois attendre six semaines pour avoir une date, puis je suis assise dans l'université populaire de Neukölln. Nous sommes dix. Une collaboratrice de l'université nous fait une introduction. Elle parle très lentement et très fort. Elle a un fort strabisme et on ne peut pas vraiment savoir où elle regarde. Puis on nous donne des feuilles avec 33 questions, et nous commençons. « Quel genre d'État est l'Allemagne ?  A) Une monarchie, B) Une dictature, C) Une république, D) Une principauté ? » « En Allemagne, quand on atteint un certain âge et qu'on arrête de travailler, que reçoit-on la plupart du temps ? A) Une pension de retraite, B) Un salaire, C) Rien du tout ou D) Une bourse de formation ? » « Que signifie l'abréviation CDU en Allemagne ? Club deutscher Unternehmer (club des entreprises allemandes, ndt) ? » « Que voulait exprimer Willy Brandt lorsqu'il s'est agenouillé dans l'ancien ghetto juif de Varsovie en 1970 ? » ...

De quoi avons-nous peur ?

C'est intéressant : dans les questions qui concernent les étrangers, les autres, les réponses fausses se basent la plupart du temps sur des préjugés. « Un homme avec une couleur de peau foncée candidate pour un poste de serveur dans un restaurant en Allemagne. Quel est un exemple de discrimination ? Il n'obtient pas le poste car  A) Sa connaissance de l'allemand est trop faible, B) Il demande un salaire trop élevé, C) Il a la peau foncée, D) il n'a aucune expérience pour ce métier. » Puisque le test de naturalisation allemand a été mis en place à une époque où je vivais déjà en Allemagne, je peux me rappeler des débats qui ont fait du bruit dans les médias et qui déjà à l'époque me donnaient l'impression que l'épreuve était surtout une pseudo-solution aux problèmes que rencontrait la société allemande avec l'immigration et desquels on ne parlait toutefois pas encore directement, ni beaucoup – on ne fait que remettre la solution du problème à plus tard.

Parfois je pense presque que l'objectif de ce catalogue de 310 questions est de masquer le peu de vraies questions dont les Allemands devraient s'occuper eux-mêmes. Comment nous représentons-nous l'Allemagne, où de plus en plus de gens différents de nous vivent ? De quoi avons-nous peur ? Quelles intolérances interculturelles ne pouvons-nous pas reconnaître publiquement de fait de notre passé ? Toutes nos intolérances interculturelles sont-elles si graves que nous ne pouvons pas en parler publiquement ? Nous, les immigrants, ne pouvons pas répondre à ces questions pour vous, et chaque question que vous nous posez dans ce test de naturalisation sont à mon avis accessoires. Elles dévoilent plus sur vous que nos réponses ne peuvent le faire sur nous.

Je rends mon test et sors de la salle en premier. En partant, je me demande pourquoi l'homme à la peau foncée postule dans un restaurant et pas pour un poste de consultant en entreprise par exemple.

Trois semaines plus tard, je reçois le résultat. 33 points sur 33.

Un ours qui tire la langue

Quatre mois plus tard, je reçois une lettre de Mme K., de l'Office de naturalisation. Elle dit qu'elle se réjouit pour moi, qu'elle me félicite et que je dois me manifester par téléphone afin d'obtenir une convocation. Une semaine plus tard, je viens chercher une feuille de format A4 sur laquelle il est écrit que je suis citoyenne de l'État allemand depuis une semaine.

Mme K. me remet le papier vert, sur lequel on peut voir à gauche l'aigle fédéral, dans une chemise blanche avec un ours berlinois regardant vers la gauche. Les deux tirent la langue. Étrange, me dis-je. Je dois encore signer et je comprends que cela signifie qu'à partir de maintenant j'ai la double nationalité. Et cela signifie, comme je l'ai appris, des choses vraiment différentes selon l'endroit où je me trouve. En Pologne, je suis polonaise, en Allemagne, je suis d'abord allemande. Je n'ai donc jamais à aller demander l'aide de l'ambassade allemande à Varsovie, car ils ne pourraient pas m'aider. Dans tous les autres pays, me dit Mme K., j'ai les deux nationalités et je peux choisir avec quels documents je souhaite justifier mon identité.

Plus tard, chez moi, je cherche sur Google « Aigle fédéral + langue » et lis que les animaux sont toujours représentés sur les armoiries comme étant en état de se défendre. « L'aigle semble pousser un cri qui doit pouvoir inspirer la peur. » Le lendemain matin, je me rends avec mes deux nouveaux animaux dans la poche demander une carte d'identité et un passeport allemands. La personne chargée de mon dossier, Mme B., me dit qu'elle n'a encore jamais vu d'acte de nationalisation. Elle en fait une copie et sourit. Puis elle appelle un de ses collègues qui l'aide à remplir quelque chose dans son ordinateur. Il est nettement plus âgé qu'elle et visiblement mécontent de devoir l'aider. « Si vous n'étiez pas partie si longtemps, vous le sauriez, Mme B. », dit-il. Elle serre les dents. Une fois qu'il est parti, elle me dit : « Si vous avez un enfant, ne prenez pas un congé maternité trop long ! ». Puis : « Ce n'est pas si souvent que quelqu'un se pointe avec ce genre de papier ». Je hoche la tête avec compréhension.

L'idée et la signification d'un citoyen restent abstrait pour moi. Je sais qu'avec une double nationalité,  je n'aurai plus autant de problèmes. Je ne serai plus discriminée à Berlin à cause de ma carte d'identité. Le soir, je raconte à mon père au téléphone comment ça s'est passé. Surpris, il me demande : « Comment : Mme K. ? En Pologne, c'est le Président qui donne les actes de naturalisation aux nouveaux Polonais ». En effet, c'était tout sauf spectaculaire, mais cela en dit vraiment long sur la différence entre les deux pays au sujet du nombre de procédures de naturalisation.

Par mesure de précaution, je n'ai pas parlé de ma nouvelle identité à tant de monde que ça. Lena pensait que je devais fêter ça. Sarah m'a félicitée. Daniel a dit que je ressemblais à Erika Mustermann sur la photo de ma carte d'identité allemande.

L'article en deux parties « Jetzt bin ich also Deutsc » de Daniel Tkatch et Karolina Golimowska, d'abord paru dans le magazine The Germans (numéro de mai 2013), a reçu le Deutsch-Polnischen Tadeusz-Mazowiecki-Journalistenpreis (prix du journaliste allemand-polonais Tadeusz Mazowiecki - ndt) dans la catégorie Presse écrite. Retrouvez bientôt la deuxième partie.

Translated from Jetzt bin ich also Deutsch: Erika Mustermann und die Wappentiere