Berlin vue (et vécue) par trois écrivains étrangers
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Gilles Pansu« Séduisante, grise, teigneuse, décrépie, et pourtant vibrante de vitalité, nerveuse, scintillante, phosphorescente, animée, pleine de tensions et de promesses ». C'est ainsi que Klauss Mann décrivait Berlin en 1923. Cette description passionnée est-elle encore actuelle?
J'ai décidé de le découvrir en regardant la ville à travers les yeux et les récits de trois écrivains, trois étrangers qui sont arrivés à Berlin par choix ou par hasard. Un point d'observation privilégié pour tenter de décrypter une mosaïque de clichés complexe.
Par une fraîche matinée de la fin du mois de mai, La S-Bahn 25 me conduit à Lankwitz, où Gianluca Falanga m'attend pour bavarder. Gianluca, 33 ans, est à Berlin depuis 8 ans. Il est écrivain. Pendant qu'il prépare le café, il commence son récit: « J'ai atterri à Berlin dans une phase de ma vie où j'avais envie de partir. A l'époque, en 2002, c'était une ville en perpétuelle transformation. Je me suis identifié à cette métamorphose ».
Berlin devient normale
Gianluca travaille dans une librairie depuis quelques années, et à partir de là il observe attentivement: « Une ville avec une sympathie pour l'expatrié comme moi. En effet on dit qu' "un vrai berlinois n'est pas de Berlin" ». Gianluca, qui publie surtout en allemand, considère que Berlin est unique, par sa dimension provinciale: « Je trouve la ville très grande mais inégalement habitée, cela fait qu'on se sent un peu comme dans un grand village ». Mais son amour pour Berlin n'a d'égal que son désenchantement. « Il m'est arrivé de donner des cours d'italien dans un quartier populaire. Une expérience importante pour découvrir des coins de la ville que le microcosme mystico-intellectuel ignore, et où la crise économique fait des ravages, où l'on comprend que ce mythe est seulement un mythe, que Berlin n'est pas une ville aussi légère, et qu'il y a des problèmes économiques et sociaux très importants. »
Gianluca Falanga, Non si può dividere il cielo. Storie dal Muro di Berlino, Carocci, Roma, 2009
D'après lui les situations humaines à Berlin sont très formatrices et source d'inspiration pour l'écriture. Une ville en crise: « La crise se fait sentir. La tendance de l'économie est négative, et la situation du marché du travail est très difficile ». Il me salue d'un air de réalisme mélancolique: « Je suis en train de changer mon rapport avec la ville. Il y a longtemps, je t'aurais dit que Berlin, ville en mouvement, a trouvé le bon équilibre. Maintenant je ne crois plus que ce soit le cas. Elle se révèle être une ville normale ». Berlin est arrivée dans le présent et a du mal à y entrer.
Liberté contrôlée
Maksim Cristan, (fanculopensiero), Feltrinelli, Milano, 2007
Je quitte Lankwitz et je me dirige vers Schöneweide, dans un quartier pas vraiment accueillant, au charme post-industriel. Maksim Cristan, écrivain croate quadragénaire, apparaît à la fenêtre d'une vieille usine désaffectée et me fait signe de monter. Il a les yeux rougis par l'écran de l'ordinateur: « Je suis tellement pris par mon travail que je ne dors pas. C'est comme çà que vivent les penseurs ». Il parle un italien excellent : « Ici les gens ont perdu la tête » dit-il en souriant. Maksim aime gesticuler sans retenue. Ses attitudes me rappellent Roberto Begnini, une espèce d'histrion agité. « Cette ville a quelques problèmes : elle est en train de rentrer dans la normalité néo-libérale, dans cette période historique, on arrive pas à percer, il n'y a pas de travail ». Il est à Berlin depuis octobre 2008 et il semble déjà désabusé et réaliste : « La première approche est magnifique, tout est libre, tout est beau. Mais si on creuse un peu plus, ce n'est pas ainsi. Quand je suis arrivé je me disais "enfin quelque chose d'authentique". Mais la liberté existe jusqu'à un certain point. Et du coup ma recherche s'arrête là, car tout ce que j'explore ici est faux ».
Le penseur croate n'aime pas la mentalité des Berlinois purs et durs : « Tant que tu files droit tout va bien, mais si tu sors des sentiers battus alors tu prends des risques. Il y a une mentalité punitive qui est ancrée chez une partie des Berlinois. Le conducteur d'un bus m'a dit un jour : "Il faut prononcer les mots correctement". Ils t'apprennent à vivre! Mais fous-moi la paix! » s'exclame-t-il en riant. Il redevient sérieux quand je lui demande s'il est facile de gagner sa vie : « Tout ce que j'ai gagné ici en deux ans ce sont les 16 euros que j'ai eu un jour au marché turc, en chantant avec un ami musicien ». Pour lui la différence avec le reste de l'Allemagne est évidente. « L'Allemagne marche bien, Berlin au contraire est comme une Alfa Romeo : tu prends la poignée et elle se casse, tu t'appuie sur une portière et elle tombe. Ma vaffanculo!, se gausse-t-il de bon cœur. Mais c'est le côté poétique de Berlin! », conclut-il rêveur. Avant que je parte, il me confesse que son bilan est en fin de compte positif : « Si je devais choisir d'aller vivre à Berlin, je ne me plaindrais pas. Mais voilà je ne la choisis pas » sourit-il en ajustant son chapeau. Je reprends la S-Bahn et je me dirige vers le cœur de Berlin. Maïa Mazaurette habite dans le quartier de Mitte, elle a 32 ans et est écrivain et blogueuse française, parisienne plus exactement. Elle est arrivée à Berlin en juillet 2006 « car j'en avais assez de Paris et de voir toujours les mêmes gens ».
Une laideur attirante
Maïa Mazaurette, Osez... les rencontres sur Internet, Fluid Glamour, 2010
Maïa est souriante, même si sa journée, dit-elle, n'a pas été des meilleures. Elle est volubile, à faire pâlir d'envie Maksim, ou presque. Elle est amoureuse de la ville, et surtout de son quartier, plein de petites galeries d'art. « Ici je peux travailler tranquillement, gérer mon temps, écrire, et puis envoyer le tout à Paris sans trop de stress ! Le jour où Berlin deviendra chère je m'en irai, sourit-elle, c'est aussi pour ça que je suis ici ». Maïa aime le fait qu'à Berlin il y ait une grande liberté d'esprit, mais elle reconnaît que tout n'est pas merveilleux: « C'est très dur d'entrer dans les cercles "allemands", en effet tous mes amis sont étrangers. Chez les Allemands il n'y a pas la même spontanéité ». Et elle-aussi me fait remarquer que la pauvreté est évidente en ville: « Ici on ne trouve pas de travail, ça fait des années » affirme-t-elle résolue, et confirme, pour enfoncer le clou, que Berlin est différente de l'Allemagne. « Il y a beaucoup plus de bordel ici à Berlin, une variété ethnique et sociale qu'on ne trouve pas dans le reste de l'Allemagne ». Et elle plaisante sur l'aspect de la ville: « Elle est laide, rit-elle, on ne sait jamais quoi montrer à ses amis pour leur faire apprécier Berlin ». Elle conclut en disant qu'« aujourd'hui Berlin est un peu à la mode, mais malgré tout c'est une très belle ville pour les jeunes. Tu veux un café ? ».
Un dernier café pour réfléchir sur Berlin, ville mythifiée à outrance mais toujours fascinante, où la crise semble plutôt une condition endémique que temporaire. Bien-sûr, être rémunéré à Paris et vivre à Berlin n'est pas une mauvaise idée. Au terminus de ce bref voyage littéraire me reviennent les mots de Klauss Mann et je pense qu’ils sont au fond toujours d'actualité. Je n'ai pas trouvé de recette contre la crise, mais je m'en vais avec une certitude: je ne chercherai pas de travail à Berlin, en tout cas, pas maintenant.
Photo: ©David Tett; ©Chiara Dazi
Translated from Berlino, ritorno al presente: tre scrittori, tre storie, una città