Zones humides : du trash dans le corps du texte
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Philippe-Alexandre SaulnierTour à tour scatologique et pornographique, le premier roman de Charlotte Roche déclenche une avalanche de commentaires et une immense médiatisation en Allemagne. Plaidoyer féministe ou simple arnaque commerciale ?
Feuchtgebiete, encore en attente d’une traduction française, ce livre pourrait s’intituler « Zones humides ». Manifeste de combat féministe ou « roman » gynéco-porno de gare ou de bloc opératoire ? Avec ses 500 000 exemplaires vendus en seulement trois mois, le premier roman de Charlotte Roche a fait beaucoup parler de lui et trône triomphalement dans la vitrine d’un très grand nombre de librairies. Au mois de mars en Allemagne, Feuchtgebiete caracolait en tête des ventes, en particulier sur la liste des best-sellers répertoriés par Amazon.com, avant de provoquer inévitablement des remous dans d’autres régions du monde. Jusqu’à présent les droits de traduction ont été vendus par les éditions Dumont de Cologne dans huit pays parmi lesquels l’Espagne, les Pays-Bas et Taïwan. En France, au Royaume-Uni et aux USA où le livre n’est pas encore publié, il suscite déjà un très grand intérêt.
Plaisir solitaire
L’intrigue se résume en quelques mots. Après s’être blessée en se rasant de trop près la zone génitale et rectale, Helen Memel est admise aux urgences pour panser une fissure anale. C’est l’occasion de papoter le plus naturellement du monde en décrivant par le menu, ses douches anales, la fluidité de ses hémorroïdes, ses tampons hygiéniques home made ou encore à s’étendre sur la teneur alcaline de ses fluides corporels sans omettre de dresser la catalogue exhaustif de pratiques sexuelles considérées comme « déviantes ».
En bref, ce livre parle du désir à travers la découverte de son propre corps. Depuis sa parution en Allemagne et au-delà, les commentateurs cherchent à expliquer la cause de son succès. Car ce court roman, au titre racoleur, doit être jugé comme un symptôme de son époque, plutôt que pour ses qualités littéraires.
Le Label Roche
Née en 1978 dans le comté de Buckingham, en Angleterre, Charlotte Roche s’est d’abord fait connaître grâce à l’émission Fast forward, diffusée par la chaîne musicale VIVA2. Animatrice de télé non conventionnelle, elle a reçu le Prix Adolf Grimme et le Prix Bavarois du cinéma. Elle est donc une figure déjà connue du monde médiatique. Pas étonnant que son roman puisse soulever autant de vagues. Faut-il soupçonner derrière ce succès, l’aboutissement d’une stratégie marketing ?
Le quotidien national Frankfurter Rundschau qui décrit cette « merdeuse pleine de grâce » comme une calculatrice habile n’est pas loin d’en être persuadé. Sous le masque d’une gentillesse impartiale, l’auteur laisse entendre qu’elle ne fait que traduire, le plus naturellement du monde, son désir à l’état brut. Cependant, la question persiste : que se serait-il passé sans tout ce matraquage médiatique ? Un tel succès aurait-il été concevable ?
Le fait est : ça marche. Le livre séduit les uns et irrite les autres. Donc, on en parle. De fait, ce statut de phénomène social qui lui est conféré justifie à lui seul toute la foire médiatique qu’il déclenche. On commente, on tranche, on hésite ! Porno ? Vulgaire camelote ? Ou tout simplement futilité insignifiante ? Doit-on le lire comme un pamphlet radical dénonçant le culte absurde et forcé de la beauté et de l’hygiène au féminin dans une société où le rappel omniprésent à l’image de soi est tyrannique ? Cette œuvre est-elle finalement une contribution supplémentaire à un nouveau féminisme très controversé, déjà décrit dans les livres Neue Deutsche mädchen (Les nouvelles filles allemandes de E. Raether et Jana Hensel) ou Wir, Alphamädchen (Nous, les nouvelles filles alpha, de Meredith Haff, Susanne Klingner et Barbara Steidl) ? Un demi-siècle après l’entrée en vigueur de l’égalité juridique entre hommes et femmes, un vent cinglant souffle de nouveau sur la question sexuelle en Allemagne.
Lecture masturbatoire ?
Charlotte Roche, en tout cas, ne semble pas un seul instant outragée par l’accusation de pornographe dont on la coiffe. Bien au contraire : elle en profite pour fustiger au passage les féministes de la vieille garde telle Alice Schwarzer qui voit dans la pornographie une haine à l’encontre des femmes. L’agente de Roche s’insurge contre cette idée. Pour elle, les femmes aussi aiment la pornographie. Il leur manque seulement une langue pour exprimer leur désir. Masturbatoire ? Elle s’en explique dans une interview au Spiegel. Pour elle, ce n’est pas une lecture uniquement réservée aux femmes, mais aussi destinée aux hommes. Mais la question est : ce style narratif plutôt brut les dépasse-t-il ou au contraire les excite ?
Commentaires de quelques hommes qui ont lu le livre…
« Zones humides n’est pas un chef-d’œuvre de la littérature underground ou féminine. L’intrigue est rachitique et la consistance existentielle de l’héroïne se cantonne à un exhibitionnisme fétichiste de son corps. Il n’y a pas d’atteinte sérieuse aux tabous. Il serait intéressant de savoir si le même roman écrit par une autre personne aurait retenue l’attention de tous les médias. J’en doute ! » (Jan, 26, Berlin)
« Cette langue pleine de gros mots est pour ainsi dire la marque de fabrique de Charlotte : on la reconnait à chaque page. Ce style de narration est drôle, rempli de néologismes inventifs. Son refus du mutisme et le style volontairement sans complaisance : tout cela fait de Zones humides un bouquin intense. Je pense que ce roman est le signal d’un renouveau de ce genre littéraire. Et je recommande sans blaguer aux vrais connaisseurs d’en reprendre un morceau. » (Victor,25, Aachen)
« J’ai trouvé le livre intéressant et même fascinant. En particulier cette manière très naturelle de nommer les choses par leur nom et cette façon de dépasser les limites du dégoût m’a plu. Dans l’ensemble, je n’ai pas trouvé que c’était un livre porno même si Charlotte Roche joue avec des éléments pornos.» (Matthias, 28, Leipzig)
Translated from Feuchtgebiete von Mann zu Mann