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Zamora : la lutte des femmes contre le dépeuplement

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La province de Zamora risque de devenir un désert démographique. Dans cette région d’Espagne, plus de 35% de la population vit dans des zones de moins de 1 000 habitants. Trouver des femmes de moins de quarante ans est devenu un véritable défi. Histoires, luttes et rêves de celles et ceux qui, sans le savoir, ont initié une révolution silencieuse, sur une terre traditionnellement habitée par des hommes.

« Je ne veux pas vivre toute ma vie à Zamora. Ça devient trop petit pour nous », affirme avec force Emma, en imaginant ce que serait sa vie si elle ne quittait jamais sa province natale. Elle a 21 ans et est originaire de Villadeciervos, une ville qui ne compterait que 418 âmes, selon l'Institut national de statistiques espagnol (INE). Mais Emma n'en fait plus partie. Elle vit depuis quelques années avec sa famille à Zamora, la capitale, où ils ont déménagé pour le travail. Un changement qui n’a cependant rien de traumatisant : « Je ne veux pas retourner au village, même pas pour y passer l'été. Peut-être un jour ou deux, et encore, avec une voiture, si possible », raconte-t-elle, à la terrasse du restaurant du port de plaisance de Ricobayo, une ville de moins de cent habitants qui attire beaucoup plus de gens en été. Elle y travaille comme serveuse pendant l'été avec d’autres collègues qui, elles aussi, ont moins de vingt-cinq ans. Un fait qui n’attirerait pas spécialement l’attention si Zamora n'avait pas l’indice de vieillissement le plus élevé de toute l'Espagne, devenant l’une des provinces les plus compliquées du pays pour les rencontres entre jeunes.

La province de Zamora a récemment été comparée à « la Laponie du sud », également connue sous le nom de « Laponie espagnole », terme qui désigne familièrement une région composée des provinces de Guadalajara, Soria, Teruel, Cuenca et une partie de Valence. La densité de population y est inférieure à huit habitants au kilomètre carré, comme à Zamora. Une réalité qui progresse à pas de géant, créant un véritable désert démographique. En cause, le vieillissement de la population, la faible immigration et l'exil des jeunes - des jeunes femmes, dans une plus large mesure. Selon l'ONU, en 2050, deux tiers de la population mondiale se concentrera en zone urbaine. Un fait auquel Zamora ne semble pas indifférente.

« Soit tu pars, soit tu restes et tu meurs dégoûtée. »

Andrea

La voiture, dont Emma parlait, est précisément l'un des mots les plus répétés dans la région. Le quotidien en milieu rural semble très difficile sans véhicule. Les grandes distances et la faible densité de population rendent presque impossible l'existence de transports en commun pour se rendre au travail, pour étudier ou pour aller chez le médecin. Ainsi, chaque week-end, Emma et son amie Andrea empruntent la voiture de la mère d’Emma pour parcourir les vingt-cinq kilomètres qui séparent la ville de Zamora, où elles vivent et étudient, et Ricobayo. Toutes deux ont une formation de technicienne de laboratoire. Emma a poursuivi ses études universitaires en soins infirmiers à Zamora (Université de Salamanque, nldr), ce cursus faisant partie des dix pouvant être suivis sur le campus de cette ville de Castille-et-Léon. Toutefois, la tendance n'est pas habituelle chez les jeunes étudiants, et une bonne partie de ses amis sont partis dans les grandes villes, à Madrid ou à Salamanque. Emma et Andrea portent un regard critique sur le fait que, pour continuer à étudier, elles devront tôt ou tard faire leurs valises : « À Zamora, il n’y a pas de travail dans notre domaine. En hôtellerie il y a du boulot, mais pas vraiment destiné aux personnes diplômées », déclare Andrea. Son pessimisme croît au fil des questions : « Il n'y a absolument rien à faire. Tu finis l'école et tu dois t’en aller dans un autre village. Soit tu pars, soit tu restes et tu meurs dégoûtée (...). Soit tu travailles dans l’hôtellerie, soit tu deviens éleveuse », dit Andrea, assise à côté d’Emma.

Andrea et Emma
Andrea et Emma © Ana Valiente

Une complexité aggravée par le fait d'être une femme : « Les pensées rétrogrades et machistes des gens me surprennent toujours, surtout à notre époque où le féminisme est en plein essor. Je comprends qu’auparavant, ma mère ou mes grands-parents savaient seulement ce qu’on voulait bien leur raconter, mais aujourd'hui, avec la quantité de ressources dont on dispose pour s'informer, que les gens continuent à penser de la sorte... Le problème vient de l’éducation qu'on continue à recevoir », explique Emma. Du point de vue professionnel, les femmes ont plus de difficultés. De nombreux emplois sont encore considérés comme destinés aux hommes. En particulier dans ces milieux ruraux : « Personne ne va te dire que tu ne peux pas t'occuper du bétail, mais si tu le fais, tu es différente et ils parlent sur toi », déclare Emma.

Sa perception est loin d'être une simple appréciation personnelle. En réalité, la population rurale, contrairement à son homologue urbaine, présente un déséquilibre démographique. La balance penche clairement du côté des hommes. En regardant la population de Zamora qui vit dans des municipalités rurales, c’est-à-dire la quasi-entièreté, exception faite de la capitale, de Benavente (18 095 habitants) et de Toro (8 789 personnes), on constate que pour cent hommes, il y a 94 femmes, alors que la moyenne nationale se situe aux alentours de 104 femmes pour cent hommes. Cette différence est rendue plus visible encore dans la tranche d'âge de 20 à 29 ans, car dans les zones rurales de Zamora, il y a 88 jeunes femmes pour cent jeunes hommes, selon les données de l'INE de janvier 2017.

La masculinisation rurale

Ce n’est pas une particularité de la province, mais un problème beaucoup plus vaste, caractéristique de toutes les zones rurales. La professeure de l'Université de Valladolid, Rosario Sampedro, a étudié ce phénomène en profondeur et parle, avec d'autres auteurs, dans ses recherches, de « la masculinisation rurale ». Pendant de nombreuses années, cette prépondérance masculine s'expliquait par deux généralisations : une plus grande propension des femmes à vivre en ville et la prédominance d’emplois considérés comme réservés aux hommes. Parallèlement, l’immigration féminine est également attribuée à une stratégie des familles rurales. Les enfants de sexe masculin étaient formés à la garde du bétail ou au travail de la terre en vue d'un héritage futur, tandis qu'on dispensait aux filles une éducation qui ne s’appliquait pas à la campagne, dans la pratique.

Bien qu'il existe des preuves qui vont dans ce sens, on remarque cependant une tendance claire des femmes les moins instruites à quitter le domaine, en quête d'emploi. Dans la plupart des cas, la majorité des mesures visant à « ancrer » les femmes aux zones rurales passent par le travail indépendant ; qu'elles créent une entreprise, qu'elles gèrent l'exploitation familiale, ou qu'elles rejoignent des secteurs traditionnellement destinés aux hommes, comme c’est le cas pour l'agriculture. « Il y a des gens qui aimeraient vivre dans un village ou continuer à y vivre, et qui ne le font pas faute d'emplois, de logements, de moyens d'éducation et de santé... », explique Rosario. Elle ajoute : « En admettant qu'il est bénéfique que les villages ne disparaissent pas, je pense que nous devons promouvoir des mesures de soutien beaucoup plus actives pour l'emploi à la campagne. C'est précisément là que le rôle d'Internet en milieu rural devient stratégique. Il faut également être conscient du fait que la fermeture d’une école ou d’un centre de santé d’un village, au nom de la soi-disant efficacité économique, peut coûter très cher à moyen et long terme, car elle finit par expulser la population », nuance-t-elle.

Une de ces avancées est la loi sur la copropriété. Son approbation en 2011 a été une étape importante dans la visibilité des agricultrices qui ont travaillé la terre avec leur mari pendant de nombreuses années, et qui ont manqué de droits et de rétributions. La mesure a finalement permis aux femmes de s'affirmer plus facilement comme propriétaires des fermes. Au moment de sa publication, la loi promettait d'arriver comme marée en carême pour le milieu rural, comme une occasion unique pour les campagnes d'être plus qu'un univers purement masculin. Huit ans plus tard, la réalité a montré qu’en Castille, la loi n’a pas été du goût de tous. Les associations de femmes de la région réclament plus de mesures égalitaires. Le ministre de l'Agriculture a même reconnu que la disposition n'a pas eu l'efficacité espérée. En effet, à peine un peu plus de quatre cent exploitations ont été enregistrées sous ce régime, selon les données officielles du ministère.

L'autre mesure va de pair avec la première. Il s'agit du tarif forfaitaire pour auto-entrepreneurs, mis en vedette pour rendre visibles les femmes de la campagne, favoriser leur indépendance et leur esprit d'entreprise. Pendant deux ans, les nouveaux travailleurs indépendants des communes de moins de 5 000 habitants paieraient cinquante euros par mois. Pour les femmes de moins de 34 ans, cette mesure serait reconduite pour une année supplémentaire avec une série de réductions fiscales. La critique ? Ces réductions n’ont pas d'effet rétroactif. Les jeunes femmes ne peuvent pas en bénéficier si elles ont déjà été enregistrées comme indépendantes auparavant (fait très courant dans le monde rural, nldr). Résultat : après trois ans, les travailleuses sont de nouveau seules face au danger: « J'ai la chance de ne jamais m'être inscrite en tant qu'indépendante. Je connais une fille qui élève des poulets bio et qui, à son époque, a ouvert un bar en tant qu'auto-entrepreneuse. Aujourd'hui, elle ne reçoit plus aucun soutien financier », déclare Rocío.

« Et toi, tu viendrais ici pour élever des brebis 365 jours par an ? »

Rocío

Rocío attend à la porte de sa grange, non loin de Prado, un village de 55 habitants. Tout autour, de vastes terrains s'étendent à perte de vue. A 37 ans, mariée et mère de deux enfants, cette native de Zamora s'est longtemps demandée où vivre, jusqu'à ce qu'elle décide d'élire domicile sur sa terre natale à titre définitif. « Pour beaucoup de parents, le fait que leurs enfants restent ici est une honte. C'est quelque chose qui leur est inculqué par leur propre famille », dit-elle calmement, sans pointe de colère. Nous sommes un samedi, elle a du pain sur la planche, et pourtant elle se fiche bien qu'une interview vienne interrompre sa journée. Pendant ce temps, son père âgé de 69 ans pèle l'ail à l'intérieur, son mari assiste à une foire agricole dans le nord de l'Espagne, et ses enfants restent à la maison avec leur grand-mère. « Je ne sais pas pourquoi le gouvernement n'encourage pas les gens à rester dans ce lieu si abandonné », raconte-t-elle. « Enfin, si, ajoute-t-elle. Je pense qu'ils veulent que ça devienne un désert pour les grandes exploitations agricoles. » Un sentiment très répandu parmi les habitants des municipalités rurales : la politique tourne le dos à leurs besoins en se concentrant sur les grandes villes, où réside finalement la grande partie de l'électorat.

Pourquoi se donner de la peine de dynamiser les petits villages, si, dans quelques années, nous vivrons tous dans un nombre limité de métropoles ? « Le gouvernement dit qu'il fait tout son possible pour contrer le dépeuplement. Je l'entends souvent à la radio, mais, en réalité, que font-ils vraiment ? Je ne les vois pas lever le petit doigt. Les jeunes préfèrent aller en ville, devenir agents de sécurité et toucher huit cent euros, plutôt que de monter quelque chose ici », dit-elle.

Rocio
Rocío © Álvaro García Ruiz

En ce sens, Rocío ne suit pas la tendance. Après avoir consacré toute sa jeunesse au basketball, avec les efforts supplémentaires que supposent les allers-retours journaliers de son village à Zamora pour s’entraîner, une opportunité l’incita à quitter sa ville. « Quand j’ai quitté l’école à Villalpando (1 519 personnes), j’avais une heure de bus pour me rendre à Zamora, puis je faisais mes devoirs dans une académie, je m'entraînais de huit heures à dix heures, et un taxi me ramenait parce que mon père n’avait pas le temps de venir me chercher. » À ses 18 ans, elle a eu l’occasion de continuer à jouer ailleurs : Cáceres, Ourense ou Bilbao. Au fil des années, elle a décidé de s'installer au pays basque, où vivait également son petit ami, aujourd'hui son mari, lui aussi originaire de Zamora. Il y a passé quelques années à travailler au service clientèle d’une grande entreprise d’électricité. Quand son mari a perdu son emploi, son père s’apprêtait à prendre sa retraite et à laisser son exploitation agricole, et ils ont alors pensé : « Pourquoi ne pas retourner au village et monter quelque chose ? »

« Je suis allée vivre en ville, et la liberté que j'ai ici, je ne l'avais pas là-bas. »

Rocío

Et c'est ce qu'ils ont fait. Ils ont lancé une ferme biologique basée sur des produits tels que l'ail ou les pois chiches. « Personne ne comprenait pourquoi on quittait la ville et notre travail pour venir cultiver les champs (...). Pour eux, rentrer était une perte de prestige, même si on vivait mal là-bas. » Résultat ? « J'ai vécu en ville et la liberté que j'ai ici, je ne l'avais pas là-bas », affirme-t-elle, catégorique, sans toutefois perdre la tempérance qui la caractérise. La détermination de Rocío à changer les choses dans un environnement traditionnellement dominé par les hommes lui a valu des critiques. « Quand ils me voient avec le tracteur, ils se mettent encore les mains sur la tête », raconte-t-elle entre deux éclats de rire provoqués par la situation tragi-comique. Elle est l'une de celles qui bénéficient de la loi sur la copropriété, grâce à laquelle elle partage 50% de son affaire avec son mari. « Ici, les filles se consacrent généralement à l'aide à domicile. Beaucoup de leurs parents ont des moutons. Elles pourraient s'en occuper mais ne le font pas, et vont par exemple travailler dans une résidence. »

Dans le cas de ces jeunes femmes qui souhaitent se consacrer à un autre secteur ou poursuivre leurs études, la porte de sortie la plus simple est un passeport. C'est de cette manière qu'elles peuvent aspirer à réaliser ce qu'elles veulent. « Nous construisons une maison. Nous pensons la bâtir avec une pièce au rez-de-chaussée, car nos enfants s'en iront quand ils auront dix-huit ans. Nous tenons pour acquis qu'ils feront leurs valises. C'est ce qui s'est passé pour nous tous. »

On sent pointer la critique dans ses réponses. Celle du conformisme d'une région qui semble avoir assumé son destin et qui n'a plus la force de lutter pour le changement. « En France, s’ils décident de ne pas vendre de lait, ils ne le font pas, et ils bloquent celui en provenance de l’étranger. Pas ici. La mentalité à Tierra de Campos et en Castille, en général, consiste à dire : quoi qu'on fasse, ça reviendra au même. Au niveau politique, c'est exactement la même chose, c'est comme ça, on l'accepte. Nous, on le dit, on assiste à des manifestations, même si nous ne sommes qu'au nombre de quatre. Tu le fais parce que tu as conscience du problème, mais tu finis par penser qu’il vaut mieux arrêter de travailler pour une cause commune que personne ne soutient. C'est très habituel ça, ici. Les mineurs, eux, ils brûlent quatre pneus et font les gros titres. »

Rocío transmet un sentiment de normalité absolue lorsqu'il s'agit d'expliquer sa vie et son quotidien. Sans artifice, sans exagération, mais, en même temps, avec la certitude de celle qui a vécu à la fois dans le monde rural et dans le monde urbain : tous ne seraient pas heureux dans un village. « Tu dois aimer vivre à la campagne, parce que si tu n'aimes pas ça, ici, c'est la mort assurée. » Elle marque une pause, se mord les lèvres et nous regarde. « Et toi, tu viendrais ici pour élever des brebis 365 jours par an ? »

Le voyage n'est qu'un aller simple

Entre le Portugal et l'Espagne, entre Nord et Sud, il y a plus de mille kilomètres de frontière. C'est précisément l'étroitesse de celle-ci qui lui vaut le surnom de « La Raya » (« La ligne », « A raia » en galicien et en portugais, ndlr). Plus de mille kilomètres d'eau, de faune, de flore et de coutumes communes après des siècles de coexistence avec le Portugal. C'est précisément ici, à Zamora, en 1143, qu'il fut décidé de rétablir la paix entre les deux pays, et de reconnaître la souveraineté du Portugal par la signature du traité de Zamora. Aujourd'hui, c'est juste un fait anecdotique de plus. Mais la proximité du pays voisin fait que cette province est très portugaise, et vice versa. Souvent, des habitants de villages voisins traversent la frontière pour travailler de l'autre côté. Et parfois, ils le font même pour avoir une meilleure couverture Internet.

Sofi
Sofi © Álvaro García Ruiz

La première fois que Sofi est venue à Zamora, c'était pour travailler dans l'industrie hôtelière pendant un été. Elle avait quitté son Portugal natal à la recherche d'opportunités qu'elle n'avait pas trouvées là-bas. L'endroit lui a tellement plu qu'elle a décidé d'y rester, après avoir allongé encore un peu son séjour lorsqu’elle a rencontré son partenaire, avec qui elle vit aujourd’hui à la périphérie de San Vitero, un village de 520 habitants. Elle tient un salon de coiffure chez elle. « J'aime ça, moi, la tranquillité et la paix », dit Sofi rapidement, dans un accent lusitanien à peine perceptible. Au Portugal, elle a étudié l'administration et la gestion, un domaine qu'elle n'a pas hésité à mettre en pratique dans sa lutte, pour que d'autres jeunes comme elle puissent continuer à vivre dans un village menacé de disparition.

« Nous essayons d'empêcher les jeunes de s’en aller. Tout le monde pense qu’il n’est pas nécessaire de créer des entreprises, car dans cinq ans, il n’y aura plus personne ici. C’est la mentalité actuelle », dit-elle. Sofi pense toutefois que de nombreux jeunes troqueraient la ville pour la campagne s’ils se voyaient offrir un emploi alliant stabilité et qualité de vie. « Ceux de 80 ans sont en train de mourir, pourquoi n'investissons-nous pas dans la jeunesse ? » Certaines de ces mesures semblent avoir fonctionné. « Le maire a proposé d'attirer des familles avec enfants pour que l'école ne ferme pas, car s'il n'y avait pas au moins quatre enfants inscrits, elle allait fermer ses portes. Finalement, l'initiative a marché. »

Des milliers d'entrepreneurs bouillonnent d'idées dans cette région riche en vins, en viandes, en fromages et en champignons divers. « S'il n'y a pas de subventions, pourquoi achèterais-je quarante porcs ? Je ne serais pas en mesure de m'en occuper. C'est comme ça que les villages disparaissent. Ici il y a des industries, mais elles sont réservées aux hommes. C'est pour cette raison que les femmes s'en vont.» Cette phrase de Sofi correspond parfaitement aux observations de Rocío et d’Emma, ainsi qu’aux études sur la masculinisation rurale. L’approche traditionnelle suppose que tous les secteurs générant une plus grande richesse et constituant le noyau économique de la population appartiennent aux hommes. Les femmes, elles, effectueraient des tâches importantes au quotidien, mais sans grand impact sur l’économie locale.

« Ceux de 80 ans sont en train de mourir, pourquoi n'investissons-nous pas dans la jeunesse ? »

Sofi

Depuis le banc de bois sur lequel on s'assoit, on aperçoit le potager, et au loin, le village. Le discours de Sofi est direct, rapide, plein d'assurance. Elle passe d'une idée à l’autre à un rythme vertigineux, mais cette audace se transforme en pudeur lorsqu'elle voit une caméra apparaître. Ce n’est pas une grande fan de photos, elle préfère une vie loin des projecteurs, du bruit et du rythme de la ville. Bientôt, elle prendra sa voiture pour aller voir ses amis, avec qui elle a planifié son samedi après-midi. « Je ne pourrais pas aller vivre à Zamora ou à Madrid. Pour moi, c'est clair comme de l'eau de roche », dit-elle, tout en se demandant ce que promet l'avenir incertain. « Je suis favorable à l'idée d'expliquer aux gens que dans cinq ans, il n'y aura plus personne ici. Si nous ne faisons rien, ça sera un fait, c'est certain. Peut-être que dans cinq ans, je ne serai même plus là, moi. Mais bon, quand même, j'espère qu'il n'en sera pas ainsi. »

tracteur
© Álvaro García Ruiz

Pourquoi est-ce que les femmes s'en vont ? Cela fait déjà un certain temps que Margarita Rico, professeure à l'École technique supérieure d'ingénierie agricole de Palencia (UVa), experte en développement, et femme de la campagne, se pose la question. Elle fait également partie de ces femmes qui ont décidé de vivre dans un village. Elle, c'est dans la province de Palencia qu'elle a décidé de faire sa vie. « C’est le seul mode de vie que je comprends. La tranquillité, la santé, la qualité de l’air, le silence et surtout, la vie commune, dit-elle à l’autre bout du téléphone. La modernisation de la société a fait que les gens rejettent l’idée de vivre au village. Les valeurs, c'est la surconsommation, les apparences, le paraître sur les réseaux sociaux. Quand je vais dans les écoles pour parler du développement rural, beaucoup de jeunes me regardent et me disent qu'ils veulent quitter le village, parce qu'ici, il n'y a pas de centre commercial. Préfèrent-ils vraiment cela au bien-être de la vie à la campagne ? Ils ne réalisent pas ce qu'ils ont entre les mains. Ils voient seulement ce qu'il n'ont pas. » Elle ajoute : « L’administration a une responsabilité considérable dans cet abandon, elle ne soutient pas le milieu rural. Et si elle ne le fait pas, c’est parce qu'il n'y a pas d'électeurs ici. Nos villages, ils s'en fichent. »

Par amour du vin

À une heure de route au sud de San Vitero, Liliana nous attend. Le village s'appelle Villar del Buey, il compte 579 âmes. Frontalier avec le Portugal, son territoire municipal est intégré au Parc naturel d'Arribes du Duero. Un environnement dans lequel les citadins à la recherche de quelques jours de tranquillité au bord du Douro peuvent échapper à la ville. Un fleuve entouré de vignes et de chênes, qui serpente calmement entre l’Espagne et le Portugal. Le calme et le regard aimable de l'étranger contrastent avec la perception sévère qu'ont certains de ses habitants. « Une des choses les plus difficiles à vivre est la pression de l'entourage. On dirait que la sélection naturelle s'est inversée. Qu'ici, seul celui qui n’a pas pu partir est resté. C’est la raison pour laquelle, pour beaucoup de gens comme mon beau-père, le retour est… un pétage de plomb», dit cette asturienne de 39 ans, tout en nous montrant ses vignes centenaires. Ses filles, Lola et Vera, courent derrière le chien entre les rangées, sans avoir l'air ni ennuyées, ni étonnées d'être deux des trois seules petites filles du village. « Peut-être que nous vivions mieux à Madrid avec un horaire entrecoupé et un salaire fixe ? », se demande-t-elle.

Liliana
Liliana © Álvaro García Ruiz

Mariée et mère de deux filles, elle a fait le tour du monde par amour du vin. Liliana a étudié le génie forestier à Ávila, mais elle travaille à présent dans le secteur vinicole avec son mari, dans des vignobles qui ont appartenu à son grand-père. Après avoir vécu à Madrid pendant quelques années, elle a ressenti les effets de la crise et a recommencé à étudier. Une opportunité d'emploi les a d'abord conduits en Californie, puis plus tard en Australie. « Aux États-Unis, ils nous regardaient avec étonnement quand on leur disait que certains abandonnaient des vignes centenaires par ici. Là-bas, on n'exploite pas un vignoble comme celui-ci pour un vin de moins de cent dollars. En Europe, bien qu’ils soient en concurrence avec nous, ils parviennent tout de même à vendre tout le vin qu'ils produisent. Nous (les Espagnols) mettons des litres et des litres de vin de haute qualité dans des coopératives qui vont ensuite en Italie ou en France, où on les étiquette comme il se doit. Puis ils nous le remboursent et font comme si de rien n'était. » Pourquoi ? « Parce qu'ils sont meilleurs vendeurs que nous », explique-t-elle.

Peu après, ils ont décidé de retourner au village. En 2015, ils ont lancé leur propre entreprise de vin biologique. Encore une fois, leur entourage a crié à la folie. « Le projet convainc réellement ma famille asturienne, mais ceux d’ici, qui ont vécu la pauvreté de la terre, la misère et les privations, ont plus de mal. Quelle est la cause de cette dépression collective ? , demande-t-elle à son mari. C'est comme un manque d'orgueil. C'est culturel. Ici, les gens crevaient de faim. »

« La moitié du temps, on est heureux, et l'autre moitié, on a les boules. »

Liliana

Le profil de Liliana correspond parfaitement au prototype décrit par la professeure Sampedro. Celui d'une femme ayant un niveau d'éducation moyen et possédant les connaissances nécessaires pour gérer une petite entreprise. Liliana peut tout faire : envoyer des courriers à des acheteurs, présenter le vin dans des hôtels de luxe et vendanger. « Il est vrai qu'il n'est pas facile d'entrer dans cet environnement rural sans avoir un piston familial ou professionnel », dit-elle. Dans son cas, le vin était le filon parfait, bien qu'elle se rende compte de la dureté de l'endroit. « Ici, les seuls projets qu'ils ont mis sur pied ont été les cimetières nucléaires. Pendant tant d’années, le dépeuplement a été si fort… et puis les sols sont granitiques... » Malgré tout, son optimisme contraste avec la réalité vécue.

« Ici, dans les villages, nous ne sommes pas fiers de ce que nous avons. Je ne pense pas que ça se passe comme ça dans les autres pays. Un changement des mentalités est nécessaire », déclare-t-elle. Pour ensuite nuancer : « Oui, c'est vrai, à niveau national, il y a beaucoup de problèmes. Mais nous possédons aussi beaucoup de bonnes choses (...). Tout change à une vitesse plus rapide que celle à laquelle évoluent nos mentalités. On a Internet, l'AVE (le TGV espagnol, ndlr), il faut en profiter. Économiquement, vivre à Madrid est beaucoup plus exigeant. Ici, avec un salaire modeste, tu vis très bien. » Toutefois, ils travaillent aussi dans le secteur du vin, en rapport avec leur formation d'ingénieur. « La moitié du temps, on est heureux, et l'autre moitié, on a les boules d'être venus ici et d'avoir dépensé toutes nos économies. Mais c'est quelque chose que nous avons toujours aimé. Et on l'a fait aussi pour que nos filles grandissent ici. »

Liliana répond avec l'optimisme et l'ouverture d'esprit d'une personne qui a pu connaître les réalités et les réussites que suppose l'implantation d'une entreprise dans une province qui se contemple avec ennui. Cette vision ne se veut pas toute rose. Elle n'occulte pas non plus la forte dose de réalisme qui coïncide avec l’opinion de Rocío, selon laquelle tout le monde ne pourrait pas vivre à la campagne : « Il est également vrai que dans les villages, l'angoisse est très forte, et que tout le monde ne se sent pas capable de la supporter. » Une fois les caractéristiques de la vie à la campagne acceptées, selon elle, et elle y croit, la ruralité peut être flexible, différente de cette vision monolithique que les citadins peuvent avoir : « Les gens pensent que quand nous retournons au village, nous venons pour nous y enfermer, mais ce n'est pas le cas. Nous vivons beaucoup au contact de pays étrangers. De nombreux viticulteurs portugais, français, estoniens, américains et chinois nous rendent visite, intéressés par le lieu, par notre philosophie et notre façon de travailler. Et cela nous enrichit énormément. »

alpacas
© Álvaro García Ruiz

Le fait que certaines habitudes ou rythmes diffèrent vis-à-vis de la ville n’est nullement en contradiction avec l’idée d’une modernité rurale où les frontières, les distances et les relations sont beaucoup plus fluides : « Les différences de moins en moins marquées entre les jeunes de la campagne et des villes ne sont que l'expression des frontières de plus en plus floues entre le monde rural et le monde urbain. La disparition de ces frontières contribue au fait de vivre dans une société "itinérante" dans laquelle la mobilité constitue d’ores et déjà un élément essentiel de la réalité du peuple espagnol. Le milieu rural assiste à un véritable flux de personnes qui vont et viennent pour travailler, se reposer, s'amuser, étudier, passer l'été ou l'hiver, pendant la semaine ou le week-end ou durant les vacances », souligne Sampedro dans son travail académique Comment être une personne moderne tout en étant d'un village.

Le doute qui subsiste face à l'optimisme de Liliana, comme c'est le cas pour Sofi ou pour Rocío, est de savoir si leurs efforts et leur dévouement s'accompagneront de ceux d’autres personnes, avec des projets qui veulent aller de l’avant dans le milieu rural. Ou si, au contraire, on ne peut y voir que des lumières éparses dans l'obscurité : « Je ne sais pas si c'est à cause des fonds que l'UE a levés avec les programmes PRODER et LEADER que le monde rural est arrivé à un point de non-retour. Les premières années, ils te reversaient 100% de ton investissement. À présent, ils vous remboursent seulement 20 ou 30%. Toi, tu entreprends quelque chose, et à Madrid ils te disent qu'ils te paieront 20% de ce que tu as investi ? Non. Et on se demande encore pourquoi personne ne vient ? », se demande Liliana. Rien ne garantit que ces lieux ne se réduisent qu’à ce décor sauvage et abandonné aux mains de la nature, à ce paysage que l'on ne peut distinguer qu'à travers les vitres d'une voiture.

Ce qui est certain, c’est que Liliana, Rocío et Sofi correspondent parfaitement au profil de ces femmes courageuses capables de provoquer de petits changements dans leur environnement. Sans s’en rendre compte, ce sont elles, avec d’autres, qui ont initié cette révolution silencieuse, un bouleversement qui montre que tout n’est pas encore perdu dans l’Espagne inoccupée.

*Les auteurs souhaitent remercier Esmeralda, Sonia, Miriam et Nuria pour leur temps et pour avoir partagé leurs histoires, même si celles-ci ne sont pas évoquées dans ce reportage.

Traduit de la version originale espagnole d'Ana Valiente et Álvaro García Ruiz pour le projet Empty Europe. Retrouvez les articles originaux de la série ainsi que les vidéos ici.

Story by

Ana Valiente

Spanish freelance journalist based in Madrid. Currently exploring the boundless world of documentary filmmaking.

Taghi Bigdeli

Freelance translator from English and Spanish into French. Born in Brussels and living in Madrid. Literature, graphic novels, underground cultures, politics and broadcast media enthusiast.