Participate Translate Blank profile picture

VOYAGE EN UKRAINE

Published on

L'Europe à table

C’est un petit matin clair et frais sur la Place de la Concorde, dans Paris les boulangeries sont déjà ouvertes, certains bars accueillent leurs premiers clients et quelques voitures circulent sur les Champs-Élysées. En ce mois de juin 1994, je charge un lourd sac de sport dans le grand coffre ventral d’un bus qui stationne prêt de l’obélisque.

Ma destination est une ville au fin fonds de l’Ukraine, une ville qui porte le nom de Gorlovka. Avec tout juste 80 dollars en poche, un billet de bus aller-retour et quelques adresses pour m’accueillir en chemin, je vais commencer un périple d’environ 4000km à travers une partie du continent européen. Mes compagnons de voyage sont pour une large part des citoyens ukrainiens qui repartent au pays après un visite en France et quelques Globe-trotters qui comme moi veulent découvrir ce monde de l’autre côté de l’ancien rideau de fer. Le Mur de Berlin est tombé il n’y a que cinq ans et ces pays autrefois coupés de l’Europe de l’Ouest n’ont pas encore eu le temps de changer. J’ai 25 ans et un an auparavant j’ai participé à mon premier rapport international, c’était pour l’UNIDIR (l’Institut des Nations Unies pour la recherche sur le désarmement), avec une contribution sur le Triangle de Visegrad avant que celui-ci ne devienne un carré… avant la partition de la Tchécoslovaquie.

Nous quittons Paris, direction l’Allemagne puis la Pologne, le voyage qui doit m’amener à la ville ukrainienne de Lvov proche de la frontière polonaise va durer plus de 24hs dans un bus où l’espace se partage entre les voyageurs, les bagages et un ensemble de provisions alimentaires pour survivre au petit périple. A Lvov, j’ai prévu de passer quelques jours chez l’habitant avant de prendre un train pour Kiev où je ferai aussi une étape et enfin le train pour Donetsk et ensuite Gorlovka. Ma feuille de route est bien préparée, j’avais pris soin de l’organiser avec l’aide d’amis universitaires. Je voulais connaître le terrain de cette Europe que j’avais étudiée dans les livres ou sur laquelle j’avais écris. Cette envie fut renforcée par mon travail pour l’UNIDIR et il y avait ce vent de liberté qui soufflait sur notre continent, le « Mur » était tombé. Alors quand on a 25 ans, qu’on est totalement romantique dans son appréciation du monde, on ne peut que faire ses bagages et partir pour « sa conquête de l’Est » !

Nous traversons l’Allemagne et les véhicules militaires américains, encore nombreux, nous montrent bien que le temps de la guerre froide n’est pas loin. Nous arrivons en pleine nuit à la frontière polonaise, la demande des passeports est rude et les douaniers rustres et froids me semblent tout droit sortir d’une BD de Black et Mortimer. De ma place dans le bus, je regarde dehors par la fenêtre et je vois des immeubles anciens et sales, on aurait dit un de ces vieux films en noir et blanc des années 40. L’ambiance est spéciale, hors du temps. Les formalités terminées et les douaniers partis, je me rendors. Petit déjeuner sur le pouce au bord d’une route polonaise en face d’un immeuble stalinien comme l’URSS en avait le secret de fabrication et c’est ensuite l’arrivée à la frontière ukrainienne et enfin Lvov. Pendant le voyage un vieil homme me parle de l’occupation allemande et du temps de l’URSS.

Mon arrivée à Lvov se fait sur un parking dans un endroit froid et neutre de la ville. Ma correspondante m’attend pour m’amener vers la première étape de ma traversée de l’Ukraine. Elle me reçoit avec son mari et leur très jeune fils dans un ancien et joli petit appartement de la vieille ville. La joie qu’ils ont de m’accueillir me touche, c’est le sens de l’hospitalité des gens de l’Europe de l’Est. Les temps sont pourtant économiquement difficiles mais ils sont heureux des moments que nous partageons pendant les visites de la ville et les repas pris ensemble. Jamais rien ne manquera pour me faire plaisir et pourtant la vie est dure pour ce jeune couple. C’est l’héroïsme simple des gens vrais. Ce sera d’ailleurs toujours le même accueil à toutes les étapes de mon voyage. Mes déplacements dans cette ville me feront découvrir une cité à l’architecture ancienne et germanique. On est dans un endroit qui n’a pas bougé depuis le début du XXème siècle, des impressions d’Empire Autro-Hongrois et de vieilles cartes postales. Puis après quelques jours, il faut continuer plus à l’Est, direction Kiev.

Mon billet pris à la gare en fin d’après-midi, je me retrouve ensuite dans un compartiment confortable qui me rappelle les vieux wagons des films de Michel Audiard , banquette en sky marron et bois vernis. Je m’aperçois que je vais devoir voyager avec un solide officier de l’armée Ukrainienne. Les premières minutes de ce face à face avec mon « camarade » passager sont de celles que l’on qualifie « de grand moment de solitude ». Mais nous sommes en Europe de l’Est et les règles de l’hospitalité reprennent très vite le dessus, le militaire sort une bouteille de vodka, des oranges, des gâteaux secs ukrainiens (je n’en ai jamais vu ailleurs) et des spécialités alimentaires locales, il me demande ensuite de bien vouloir partager avec lui ce charmant dîner. Quelques bavardages et une bouteille de vodka plus tard, je m’endors en prenant bien soin de poser ma tête sur mon sac de sport dans lequel j’avais caché mes quelques dollars : la confiance n’exclut pas le contrôle de soi et de son environnement… Après une nuit passée dans le train, les 14 heures de trajets à travers les grandes plaines d’Ukraine nous amènent à Kiev.

A la gare de cette grande capitale on m’attend pour me conduire à l’appartement où je vais rester quelques jours, le temps de visiter la ville. La dame qui me reçoit est une femme âgée, veuve d’un haut fonctionnaire de l’époque de l’URSS. Mon guide pour visiter Kiev s’appelle Svetlana, magnifique jeune femme au type slave, aux yeux clairs et avec une éducation et une gentillesse remarquable. Elle me fera visiter et aimer cette belle ville. Nous irons ensemble à la Cathédrale Sainte-Sophie du XIème siècle, remaniée dans un style ukrainien baroque au XVIIIème siécle, magnifique architecture byzantine. Cet édifice religieux est constitué de cinq nefs, de cinq absides et de treize coupoles (ce qui est rare dans l’architecture byzantine). A l’intérieur on peut y voir de magnifiques fresques et mosaïques du XIème siècle et une représentation de la famille de Iaroslav le sage. La cathédrale a été la nécropole des premiers souverains de la Rus’ de Kiev, il ne reste plus aujourd’hui que la tombe de son fondateur Iaroslav le sage. Ce Grand Prince de Kiev est le père d’Anne de Kiev qui deviendra Reine de France par son mariage avec Henri Ier Roi de France. Svetlana m’amène voir le tombeau de Iaroslav, on dirait un tombeau de géant. Nous visiteront aussi ensemble la monumentale Grande Porte de Kiev chère au compositeur russe Moussorgski, un édifice reconstruit à l’endroit et à l’identique du model original du XIème siècle. Je me souviens de l’impressionnante statue du Grand Prince Vladimir tenant une grande croix, postée en majesté sur les hauteurs d’une rive du Dniepr. En contre bas, on pouvait voir le fleuve dans lequel il baptisa en 988 le peuple Rus’, à partir de ce moment-là devait commencer l’histoire d’une grande nation européenne: la Russie. Mon étape à Kiev va durer quelques jours, il va me falloir prendre le train pour Donetsk et ensuite Gorlovka.

Mon voyage pour Donetsk va durer plus de 17 heures, la faible vitesse du train me donne l’impression que l’on va s’arrêter à chaque instant. Je pars en fin d’après midi et je ne suis pas seul dans le compartiment, je le partage avec des cadres d’entreprises du pays et l’ambiance est chaleureuse et sympathique.

Arrivée à Donetsk, une voiture m’attend et m’amènera à 40km au nord-est, dans la ville de Gorlovka. Je découvre une ville industrielle aux larges avenues bordées de rangées d’immeubles froids et gris. Ces habitations que l’URSS avait construites et dont la standardisation traduisait la rigidité totalitaire d’un régime policier. Des cubes placés à côté d’autres cubes et le tout faisait des quartiers et à partir de plusieurs quartiers on obtenait une ville, qui était quadrillée par de larges avenues débouchant sur des places immenses décorées de statues de Lénine et de héros de l’Union Soviétique. Gorlovka était l’une de ces villes modèles avec plus de 325 000 habitants à l’époque, maintenant ils sont environ 270 000. C’était une ville historiquement minière, placée au cœur du bassin houiller du Donbass, la citée était née de l’extraction de la houille. La ville avait aussi développé d’autres activités industrielles notamment dans le secteur de la chimie, d’ailleurs une énorme usine chimique faisait partie du décor urbain. Je suis logé seul dans un appartement confortable. Une dame d’un certain âge, très cultivée et très sympathique, professeur au département de français de l’université des langues sera mon guide. Je fais connaissance avec plusieurs professeurs d’université et je donne une intervention dans une classe à des étudiants. Je serai aussi invité à la remise des diplômes de fin de scolarité des professeurs de langues. Pendant mon intervention je rencontre Julia, beauté slave au charme foudroyant… et pour moi jouèrent les violons tsiganes… Pendant mon séjour une étudiante et son père vont m’amener visiter le monastère de Slavianogorsk , c’est un édifice religieux des XIVème et XVIème siècle. Nous partons en voiture en direction du sud-est de l’Ukraine et après quelques heures nous arrivons dans un paysage magnifique, verdoyant de prairies et de forêts sur un terrain couvert de petites montagnes. Le monastère est sur le flanc d’une gorge au milieu de laquelle coule une rivière. Je remarque, surplombant la gorge, une immense statue en béton à la gloire d’un héros de l’Union Soviétique. Je vais visiter le monastère accompagné d’un moine, j’assisterai à une partie d’un office religieux et serai invité à la table pour un goûter. Ce séjour à Gorlovka est la fin de ma traversée de l’Ukraine et je dois retourner après quelques jours vers Lvov et Paris.

Pour mon retour, je décide de prendre l’avion, les billets pour les trajets sur les lignes intérieures ne sont pas chers. J’arrive donc à l’aéroport de Donetsk et je vois que nous allons prendre un avion à hélices déjà assez ancien. Je demande à l’un des futurs passagers si cet appareil est bien le notre, il me rassure en me disant qu’il est ravi car il est à hélices et c’est bien plus sûr que les avions à réacteurs… Nous chargeons nous-mêmes nos bagages dans la petite soute à la queue de l’appareil et par une sorte d’escabeau nous entrons pour prendre place dans la « carlingue ». Au décollage mon hublot se met à vibrer et ensuite tout se stabilise pendant le vol. Nous ferons un arrêt à Poltava, lieu d’une bataille gagnée par les troupes du Tsar Pierre Ier de Russie dit Pierre Le Grand contre les troupes suédoises de Charles XII de Suède. J’ai eu le temps de voir l’arrivé à cet aéroport d’un haut dignitaire militaire accueilli par des officiels et des lycéens ou pionniers de la grande époque. On reprend l’avion et ce sera l’arrivée à Lvov et de Lvov je reprends le bus pour Paris.

Mes voyages pour connaître ces pays à l’Est du continent européen vont continuer, en 1996 ce sera la Russie avec sa capitale Moscou, en 2003 les Etats Baltes avec une visite en Estonie et ensuite l’Azerbaïdjan, la Turquie…

Olivier VEDRINE

Professeur à l’Iéseg School of Management, Université Catholique de Lille Conférencier de la Commission Européenne (TEAM-EUROPE France) Responsable du Energy & Sustainable Development Management MBA à l'IPAG Business School (Double diplôme avec Khazar University à Baku) Chercheur associé à UQAM (Canada) Président du Collège Atlantique-Oural Editeur de la revue européenne EUFAJ

PS : Le lien internet pour accéder au rapport UNIDIR auquel j’ai participé La transition vers l'économie de marché des pays L. Pilandon Mars 1994: http://www.unidir.ch/bdd/fiche-ouvrage-fr.php?ref_ouvrage=92-9045-087-8-fr Le lien pour accéder à l’introduction de ce même rapport: http://www.unidir.ch/pdf/ouvrages/pdf-2-92-9045-087-8-fr.pdf