Von Weizsäcker : « L'Europe a besoin d'une mobilité du travail transfrontalière »
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Manque de main d'œuvre qualifiée, vieillissement de la population, augmentation du coût des retraites... L'Europe se trouve face à un problème démographique qui pourrait prendre de l'ampleur. Une solution : la « blue card » de Von Weizsäcker a été votée au Parlement européen le 19 novembre.
En mai 2006, Jakob Von Weizsäcker, du think tank bruxellois Bruegel, proposait la mise en place d'une « blue card » européenne à destination des candidats à l'immigration hautement qualifiés. C’est l’une des mesures du pacte sur l’immigration qui a été adopté au Sommet européen du 16 octobre. L'économiste et analyste nous livre son point de vue sur les conséquences de son instauration.
Certains pays ont exprimé des réticences concernant l'adoption de la « blue card ». Quelles sont les chances pour la directive d’aboutir ?
L'Union a réellement besoin d'un système harmonisé, ouvrant l'ensemble de son marché du travail aux salariés hautement qualifiés. La fragmentation des projets nationaux, comme la « green card » allemande ou la carte « compétence et talent » en France, ont montré leurs limites pour la compétition avec les Etats-Unis par exemple.
Ainsi, actuellement, un ingénieur indien qui décide de s'installer en Autriche par le biais d'une procédure nationale, aura des difficultés à aller travailler dans un autre pays européen. La perspective de n’avoir le choix qu’entre Linz ou Innsbruck si Vienne lui déplaît pourra le décourager de venir en Autriche dès le départ. En revanche, la possibilité de se relocaliser dans toute l’Europe pourra le motiver à accepter un travail à Vienne, dans un premier temps. Et une fois à Vienne, il y a une forte chance que cet ingénieur s’y plaise et se décide à rester.
Qu’entend-on exactement par main d’œuvre « hautement qualifiée » ? Quels profils l’UE veut-elle attirer prioritairement ?
En ce moment l'idée est de retenir comme critères d’accueil un seuil de formation (bac + 3, bac + 5) d’une part, et un seuil de salaire de l’autre. Mais on peut faire mieux en étant plus flexible et accepter des profils différents : des individus très qualifiés qui n’ont pas encore d’offre de travail ou d’autres qui n’ont pas de diplôme formel mais qui pourront obtenir des revenus nettement supérieurs à la moyenne.
A mon avis, il faudrait instaurer un plus grand nombre de critères, avec, pour chaque critère, un certain nombre de points, comme ça se fait au Canada : un critère d'âge (préférence pour la jeunesse), un critère de qualification, un critère dépendant d’une proposition de travail et du salaire correspondant, un critère de maitrise des langues...
Doit-on craindre un risque de fuite des cerveaux dans les pays en développement ?
Le problème de la fuite des cerveaux doit être pris très au sérieux mais c'est un sujet complexe, à aborder à partir de variables multiples. La situation des immigrants dans les pays d'origine varie en effet énormément. Prenons le Maroc par exemple. Le taux de chômage des jeunes diplômés s'y élève à environ 25 %. Dans cette situation, parler « du grand danger de la fuite des cerveaux » n’est pas pertinent.
D’un autre côté, il faut reconnaître que dans des pays d'une grande pauvreté comme le Mali ou le Malawi, le départ du personnel qualifié peut en effet avoir un impact problématique, notamment pour les systèmes de santé. Mais même dans ces cas là, il n'est pas certain que freiner la mise en place de la « blue card » règle la question. Les raisons pour lesquelles les médecins maliens ou malawites partent sont qu'ils sont très mal payés et que leurs conditions de travail sont déplorables. Si on veut résoudre le problème de base, il faut donc d’abord savoir comment améliorer le système médical sur place.
En fait, en Afrique, on pourrait même imaginer un effet bénéfique à long terme de la fuite des cerveaux, à l'instar de ce qui s'est produit en Inde. L'exemple du développement économique extraordinaire de Bangalore, presque entièrement dû au retour des jeunes diplômés indiens partis faire carrière aux Etats-Unis, serait en effet susceptible de se reproduire sur le continent noir.
Ne pensez-vous pas qu’attirer en Europe des travailleurs étrangers qualifiés empêche l’ascenseur social de fonctionner pour les résidents européens ?
Non pas du tout. Il est préférable de réfléchir à l’échelle des villes plutôt qu’à celle du pays. En France, Allemagne ou en Belgique, il y a beaucoup de villes dans lesquelles les profils hautement qualifiés ont du mal à trouver un emploi. Certains peuvent penser que c'est parce qu'il y a trop d’offres et pas assez de demandes sur le marché du travail. Mais le problème de villes comme Le Havre ou Görlitz est qu'il n’y a pas suffisamment de personnes hautement qualifiées. Il y manque une « masse critique » qui permette de faire vivre des entreprises qui les embauchent.
Un des éléments de la réussite de la Silicon Valley, par exemple, est la présence d’immigrés qui ont apporté cette « masse critique ». Ils ont permis, non seulement, de créer des emplois pour eux-mêmes mais aussi pour les résidents. Un grand danger pour l'Europe serait de ne pas arriver à attirer les diplômés des pays tiers pour enclencher ce phénomène, notamment ailleurs que dans les grandes capitales, qui souvent sont dans la bonne voie.