Vivre à Istanbul aujourd'hui
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Cécile VergnatVittoria et Alessandro ont fait un voyage-documentaire à la découverte de la vie sur les rives du Bosphore, pour mieux comprendre la fascinante culture turque. Ils ont aussi connu Can, un jeune globetrotteur turc qui a parlé de son pays et de l’Europe, du fondamentalisme islamique et du futur.
« Istanbul contient tout, elle produit la réalité et de la fantasmagorie de façon pittoresque et énigmatique, elle accueille et initie le visiteur à travers des processus antiques et mystérieux. Elle le sonde, elle le désoriente, elle l’assaillit pour finalement l’emporter. » Cette définition de l’anthropologue Adriana Destro, dans son livre I volti della Turchia, (Les visages de la Turquie, ndt) est exactement ce que le touriste perçoit au premier contact avec la capitale turque. Avec plus de 13 millions d’habitants, Istanbul est la cinquième plus grande ville au monde. Elle épuise mais séduit aussi les voyageurs. Et elle ne nous a pas épargnés.
Nous voulions nous approprier à la ville en balayant les préjugés et les stéréotypes, et étudier si en tant que ville-passerelle entre l’Occident et l’Orient elle était différente des pays européens. Nous l’avons fait avec l’aide de Can Çakır, un Turc de vingt-quatre ans, polyglotte, qui a passé une bonne partie de sa vie dans plusieurs pays de l’UE (dont l’Italie) et d’Amérique du Sud. Il nous a raconté comment on vit et on grandit – vraiment – à Istanbul.
cafébabel : Comment les Turcs sont-ils perçus à l’extérieur de la Turquie à l’heure actuelle ?
Can Çakır : De ce que j’ai pu constater par mes voyages, les Turcs ont malheureusement toujours été associés au kebab. Rien d’autre. J’ai cependant vu que la Turquie a connu une croissance de popularité ces dernières années avec le fameux mythe d’une économie forte. Économie qui est en réalité uniquement basée sur le boom immobilier, et qui est donc destinée à chuter. Actuellement, la Turquie n’est malheureusement pas un pays où il fait bon vivre : les tensions sociales sont assez fortes.
cafébabel : Penses-tu que les Européens qui viennent visiter la Turquie, spécialement Istanbul, changent leur avis sur le pays après coup ?
Can Çakır : Ça dépend. Istanbul est une ville énorme, et les Européens qui viennent en ville voient seulement la partie « touristique », celle faite de mosquées, de sultans et de bazars. Ça, c’est l’Istanbul qui est vendue. Mais pour vraiment comprendre Istanbul et la Turquie, la première chose qu’il faut expérimenter, c'est le trafic matinal sur le Bosphore et sur l’autoroute. C’est le dysfonctionnement quotidien des transports publics. Si l’on reste au centre-ville et qu’on ne s’engage pas dans la périphérie, on voit seulement qu’une petite portion de la vraie Istanbul.
cafébabel : Lorsque tu voyages en Europe, il y a t-il quelque chose que tu envies et qu’il manque à ton pays ?
Can Çakır : Probablement le respect civil. Et aussi le respect du code de la route (rires).
cafébabel : Comment envisages-tu la possibilité d’une adhésion de la Turquie à l’UE ?
Can Çakır : Je considère qu’elle est très irréaliste, tout du moins pour les prochaines années. Le décalage culturel, très marqué, engendrerait une « invasion » de Turcs dans les pays européens, et l’Union européenne se rendrait compte que l’économie turque n’est pas si solide que celle dont elle a en revanche besoin.
cafébabel : Tu penses donc qu’à l'avenir le pays trouvera une voie alternative à l’intérieur du Moyen Orient ?
Can Çakır : Si nous continuons sur cette voie, nous pourrions devenir comme le Liban, lacérés par les conflits internes, pendant que les riches et les puissants continuent à vivre imperturbablement leur vie de rêve. L’avancée du Moyen Orient ne semble pas vouloir s’arrêter de sitôt, et la Turquie, un des rares pays stables de la zone, risque d’être phagocytée par la région.
cafébabel : Concernant la situation de danger actuelle représentée par ISIS, d’après toi, quels sont les possibles développements en Turquie ?
Can Çakır : Nous nous attendons malheureusement à ce que le bombardement par ISIS continue, surtout si Erdoğan et l'AKP (le président de la Turquie et son Parti de la justice et du développement, d’orientation islamique conservatrice, ndlr) restent au pouvoir, tant leur politique étrangère est terriblement erronée. Ils avaient commencé par soutenir l’ISIS, ils lui déclarent désormais la guerre en s’alliant avec les États-Unis. Par ailleurs, ils concentrent tous les deux leurs énergies et leur argent contre le mouvement de guérilla kurde, qui est actuellement le plus grand ennemi que l’ISIS ait eu à combattre. Si la guerre civile contre les Kurdes devait recommencer, je ne crois pas qu’on puisse espérer que cela se termine bien. Mais l’opposition et les leaders du mouvement kurde essayent d’agir de façon logique. Le seul espoir de paix pour la Turquie est un plan qui exclue Erdogan et l'AKP de la scène politique.
Can nous déconseille de prendre le métro, il pourrait y avoir des attaques. Pourtant, sur le trajet qui traverse le Bosphore et qui nous amène sur le continent asiatique, nous avons réussi à arrêter de penser qu’il n’y a même pas eu un moment où nous ne nous sommes pas sentis en sécurité. Au contraire, assis à un café en bord de mer, en sirotant du çay (le thé turc) avec en fond sonore le rappel du muezzin pour la prière du crépuscule, nous nous sommes sentis en paix. Istanbul est une réalité à tant de facettes, différentes toutes vraies, et parfois inattendues. La ville est le miroir d’un peuple, celui turc, qui communique à chaque recoin sa spécificité, sa lutte entre modernité et tradition. Beaucoup de personnes visitent seulement supérficiellement la ville, en restant dans la zone confort circonscrite aux touristes et rentrent en Europe en racontant seulement une partialité de ce qu’offre la ville. Les voyageurs ordinaires ne connaissent donc pas tous les aspects qui rendent la ville vraiment unique. Parce que la richesse d’Istanbul est dans son âme multiforme.
Des gratte-ciels du quartier glamour aux maisons délabrées, la ville respire à la fois le conservatisme islamique et la modernité laïque, nous vous laissons avec quelques-unes des photos prises pendant notre séjour : des panoramas de paysages, des instants de vie quotidienne ainsi que les épiphanies d’un voyage qui nous aurons fait essayer de comprendre un pays aux milles contradictions.
Photos de Vittoria Caron et Alessandro Cuttica. Créé avec flickr slideshow.
Translated from Vivere a Istanbul oggi