Vienne: le design anti-crise
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« Tout ça, c’est à cause de la crise ! » Des gros titres au café du coin, la crise serait responsable de tous les maux de l'Autriche, masquée derrière chaque difficulté individuelle ou nationale. Ouf ! Loin de la morosité ambiante, les designers viennois ont préféré chercher des idées anti-crise astucieuses, ludiques et durables.
Vous imaginiez siroter un café viennois dans le très chic quartier des musées de la capitale autrichienne, mais c’est finalement accoudé à un intestin géant, flanqué d’un orifice anal tout aussi surdimensionné que vous buvez votre pinte. Ce « BarRectum », création originale de l’artiste plasticien néerlandais Joep van Lieshout, côtoie Darwin, un spermatozoïde gigantesque fort pratique quand on veut se donner rendez-vous. A travers les sculptures de Lieshout, ce sont les activités humaines les plus basiques, comme digérer, dormir ou faire l’amour qui sont représentées, « et cela a été vraiment bien accueilli par le public », nous explique Wolfgang Schreiner, directeur de la communication du MUMOK, le musée d’art moderne de Vienne à l’initiative de l'expo de design. Comment mieux aborder la crise avec humour et créativité qu’en nous renvoyant à nos fonctions digestives les plus élémentaires ? Car en Autriche comme partout en Europe, il n’est plus question que de « la Crise » dans les médias, et si les designers viennois avouent n’avoir pas été concernés par le phénomène, la créativité de leur mobilier de leur prêt-à-porter est tout sauf une lubie d’artistes mégalos. Au contraire, en temps de crise socio-économico-écologique où il faut penser durable, ce sont des mines d’idées.
Intérieur « néo-Biedermeier »
Il y a des designers, comme Robert Rüf, qui se sont contentés d’imaginer à quoi pourrait ressembler un intérieur–refuge en période de crise. Lorsque le musée du meuble Hofmobiliendepot, lui donne carte blanche sur le thème « Vivre dans la crise » pour la design week, Rüf se plonge dans la période du Biedermeier, la période post-guerres napoléoniennes où, en raison d’une restauration conservatrice, les citoyens s’étaient claquemurés chez eux pour se façonner un bonheur factice, fait d’un mobilier confortable et fonctionnel. Deux siècles plus tard et une crise d’un autre style surgissant, Rüf a imaginé un intérieur « néo-Biedermeier » : « J’ai donné ma vision personnelle. Tout est en bois, cela me rappelle mon enfance campagnarde, les surfaces sont planes, le mobilier (une table et des chaises) délibérément sobres. J’ai voulu recréer de l’intimité et du confort. » Les designers Lisa Elena Hampel et Kathrina Dankl (label Dankelhampl), 29 ans toutes les deux, partent du même constat que Rüf – la crise accapare les médias- mais les deux Viennoises voulaient élargir le sens de ce terme galvaudé : « Nous ne voulions pas faire quelque chose sur la grande crise économique omniprésente dans les journaux, et pas directement tangible. Nous avons préféré voir la crise comme une chose plus personnelle, une rupture amoureuse, une situation provisoire ou précaire, un déménagement. Comment arrive-t-on à surmonter tout ça ?», explique Hampel. Dankelhampel met en scène un espace tout en carton, matériau bon marché et recyclable, de la table de chevet aux abat-jours. Les visiteurs se sont reconnus dans cette représentation pleine d’humour du nomadisme : des empilements de cartons jusqu’au plafond.
L'art du recyclage
Recyclage. Le concept de « faire du neuf avec du vieux » est une source d’inspiration 100% crise pour les créateurs. La styliste Anita Steinwidder (label Unartig) récupère chaussettes et bas qu’elle assemble en patchwork pour créer des modèles uniques qui font l’effet d’une seconde peau. Son concept store minimaliste de la Schottenfeldgasse héberge les créations de mija t. rosa, un label créé par Julia Cepp qui s’est fait une spécialité de récupérer des pièces vintage ensuite intégrées par touches à ses modèles : « J’accumulais depuis des années des vêtements chinés aux puces, et puis j’ai eu l’idée de les recycler. J’adore travailler avec des pièces déjà existantes. Elles orientent d’emblée mon travail. Je trouve assez jolie l’idée de redonner de la valeur à une pièce qui n’en n’avait plus ».
Certaines entreprises ont même réussi à faire du design de la récup’ une vraie action sociale, comme gabarage upcycling design, qui fait partie de l’institut Anton Proksch, la plus grande clinique européenne spécialisée dans l’addictologie. Garabage (contraction de « garage » et de « garbage », « déchet » en anglais) récupère tout type de matériau usagé - plastique, bobines de film, bâches, emballages… - qu’elle recycle par la suite en vrais objets de design. Les salariés, d’anciens patients de la clinique, donnent un rôle thérapeutique à leurs créations : « Le but était de fonder une entreprise qui offrirait aux personnes une thérapie, la possibilité de travailler avec créativité et de se réinsérer progressivement dans le monde du travail », raconte Daniel Strobel, responsable marketing de gabarage. Autour, des anciens patients, des designers, mais aussi des artisans, des psychologues et travailleurs sociaux. Les objets de gabarage sont comme ressuscités : les sofas « long ton » sont d’anciens containers en plastique capitonnés de bâches de camion et montés sur roulettes, le racingball big est un abat-jour dont la sphère se compose d’anciennes chambres à air de vélo.
Actuellement, l’exposition « Phénomène Ikea » du Hofmobiliendepot retrace la success story du géant suédois du design. Entre le père de la bibliothèque Billy, au design bon marché mais standardisé, et les petits designers viennois adeptes de la série limitée, deux visions du design s’opposent. Deux alternatives à la crise, entre lesquelles on choisira selon ses envies et son éthique.
Photos: Une: Lucian Stanescu; Robert Rüf: kollektiv fischka/fischka.com; Meubles garabage: Sandra Krimshandl-Tauscher