Vesna Goldsworthy : «Radovan Karadzic a un lien avec moi»
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Natalia SosinLa journaliste originaire de Belgrade et auteur du livre Les fraises de Tchernobyl, doit aujourd’hui se battre contre un cancer, le traumatisme de la guerre, sa grand-mère excentrique et son cousin, criminel de guerre.
En Pologne le temps d'une soirée littéraire, Vesna Goldsworthy est l'invitée du British Council. C'est une femme élégante et distinguée, à l'aise dans sa peau de quarantenaire. Distante comme le sont les femmes des Balkans, elle démontre aussi une retenue très britannique et une ironie, sans doute acquise au cours des nombreuses années qu'elle a passé au Royaume-Uni.
Née en 1961 à Belgrade, en Serbie, Vesna Bjelogrlic étudie en France, mais passe la plus grande partie de sa vie à Londres où elle rejoint son mari anglais. Elle y devient professeur (elle enseigne à l'Université Kingston du Surrey) et journaliste au service Monde de la BBC où elle couvre les événements de son pays, la Serbie. Mais Vesna Goldsworthy est aussi et surtout écrivain.
Elle écrit son livre intitulé Les fraises de Tchernobyl en 2003. Une entreprise dans laquelle Vesna se lance après qu'on lui ait diagnostiqué un cancer. Les médecins lui donnent six mois à vivre. Elle comprend alors que si elle mourrait, non seulement son fils perdrait une mère mais également tout ce qui le rattache à sa culture et à ses racines balkaniques. Vesna décide alors d'écrire ses mémoires. Ce qui devait être un livre d'une mère à son enfant s'est finalement transformé en best-seller.
L'amour au temps de l'uranium
Ce titre particulier n'est pas le fruit du hasard : il fait référence aux fraises que Vesna a, un beau jour, offert à un certain Anglais. « J'ai commencé à raconter mes souvenirs à partir du printemps 1986. Aux yeux du monde entier, cette année là était celle de la catastrophe de Tchernobyl. Pour moi, ce fut celle où mon futur époux est venu pour la première fois à Belgrade. L'année où j'ai pu le persuader que les fraises de Belgrade étaient 100 fois meilleurs que les anglaises ! » Symboles d'un amour grandissant, ces fraises peut-être contaminées, pourraient y être pour quelque chose dans le cancer de l'auteur.
Cliquez ici pour écouter un passage des 'Fraises de Tchernobyl' par Vesna Goldsworthy
A la maladie de Vesna, plusieurs causes possibles. Comme le traumatisme de la guerre :« Je suis partie vivre avec mon homme en Angleterre pendant les années 80, j'ai réussi à avoir un visa sans trop de difficultés. Plus tard, quand j'ai commencé à travailler à la BBC et présenter des reportages sur la guerre en Yougoslavie, j'ai réalisé que j'avais quitté mon pays avec beaucoup de facilité. Cela m'a beaucoup troublé quand j'ai revu mes compatriotes en pleine survie pendant la guerre. J'ai aussi réalisé que ma chance s'accompagnait d'une très grande responsabilité politique, de devoir dire au monde ce qui se passait chez moi. »
La guerre a éveillé chez Vesna des peurs, jusqu'alors enfouies, reliées au sentiment d'identité et à la question d'appartenance à une nation. « Quand l'Otan a bombardé la Serbie, je priais à la fois pour les pilotes et pour les Serbes. Cela a été le pire moment de ma vie, le plus schizophrène. J'observai la guerre sans être capable de dire de quel côté je me trouvais. Le problème de l'identité est devenu quelque chose de vraiment douloureux. J'ai souvent pensé que les moments de stress que j'ai traversé n'ont pas été innocents dans le fait d'avoir aujourd’hui un cancer. »
Une identité déchirée
Quand la Yougoslavie a volé en éclat, Vesna n'a pas voulu y croire. « Je me mentais à moi-même, raconte-t-elle. Je pensais que cette guerre allait se terminer gentiment. Que tout allait disparaître. Puis, j'ai découvert que Radovan Karadzic, l'un des symboles des crimes de guerre perpétués en Yougoslavie, était lié par le sang à une partie de ma famille au Monténégro. Une histoire banale pendant la guerre : tous les hommes, dans toutes les familles, ont été potentiellement des assassins pendant la guerre. Quand un million de Serbes ont quitté Carniola en août 1995, je travaillais au bureau de la BBC. Des vagues de réfugiés fuyaient. Je me suis enfermée dans les toilettes, incapable de retenir mes larmes. C'est difficile d'accepter que les Serbes souffrent et que les Serbes eux-même sont responsables de cette souffrance », dit-elle dans une voix encore chargée d'émotion.
Le thème de l'identité transpire jusque dans l'écriture de Vesna. Elle réalise qu'elle manie sa schizophrénie jusque dans les mots : « L'anglais est devenu ma langue, mais il y a beaucoup de choses, de noms, de sentiments qui existent dans ma tête en serbe. Etre bilingue est quelque chose d'étrange. Par exemple, je n'ai appris à cuisiner qu'en anglais et mon vocabulaire en la matière n'est qu'en anglais. De la même façon, je ne peux pas vraiment parler de choses liées à la Serbie qu'en Serbe car les mots qui décriraient exactement le sens que je souhaite exprimer n'existent pas en anglais. Quand je pense à mon enfance et à ma jeunesse, je pense en Serbe. Et si je pense à ce que je vais manger au déjeuné, ce sera en anglais ! »
Moi, dans une autre langue
« Ecrire dans une langue étrangère libère toute la créativité. Tu ne peux pas dire que Vladimir Nabokov n'était pas un bon écrivain parce qu'il était russe et écrivait en anglais. Dans le meilleur des cas, l'écrivain découvre un nouveau 'moi' dans cette langue étrangère. Je ne veux surtout pas que mon roman soit traduit en Serbe. Je sais que si je fais ça, je me retrouverais avec un livre complètement différent. »
Vesna Goldsworthy vient d'une famille de bonne famille des Balkans. Quand elle parle du personnage le plus étrange qu'elle décrit dans son livre, elle évoque son excentrique grand-mère. Un sourire mystérieux se dessine sur son visage et ses yeux s'emplissent encore une fois de larmes : « Ma grand-mère du Monténégro disait toujours ce qu'elle pensait. Son point de vue était toujours très simple et drôle : pour une grand-mère, le monde se divise entre 'nous' et 'eux'. Nous, les Serbes et les autres chrétiens, et eux, les Turques qui ont pris le reste du monde, l'Afrique et l'Asie. Elle était guillerette. Quand je suis allée la voir au Monténégro avec mon mari, elle lui a décrit avec beaucoup de détails techniques comment couper et faire mariner des têtes humaines. Bien-sûr, elle n'avait jamais décapité personne dans sa vie ! Mais elle ne pouvait pas s'empêcher de taquiner un Anglais ! »
La course de l'histoire a obligé les femmes des Balkans à être particulièrement fortes face aux événements qui ont tout changé à leur vie. « Les hommes se sont battus et sont morts à la guerre, ils ont disparu parfois. Et les femmes sont restées seules pour se défendre. Quand j'ai perdu mes cheveux après la chimiothérapie. Je devais couvrir mon crane chauve. Un jour, je me suis vue dans le miroir et j'ai vu le visage de toutes ces femmes. A ce moment-là, j'ai pensé que j'avais pris moi aussi ma place dans la fil d'attente. Et ça m'a donné de la force. »
L'article a été publié pour la première fois sur cafebabel.com le 16 février 2008
Translated from Vesna Goldsworthy: Miłość w czasach Czarnobylu