Varsovie, le présent n'habite plus ici
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perrine lacroixDans une maison de retraite polonaise pour anciens combattants, les pensionnaires se créent un présent sans avenir à partir des vestiges du passé.
Vision étrange du monde à venir : un petit groupe d’immeubles se dresse parmi les blocs gris dont Varsovie est principalement constituée. Banal, répétitif, fonctionnel : voici l’héritage architectural d’une ville détruite lors de la Seconde Guerre mondiale et rebâtie par les Soviétiques. Depuis peu de temps, des objets flambant neuf ornent les vitrines des boutiques dissimulées aux angles des rues grisonnantes et l’espace vert entourant la Maison de retraite pour les Anciens Combattants se donne des airs de Los Angeles.
Le long de la courte allée bétonnée menant à l’entrée, de vieux couples se promènent avec une infinie lenteur devant un monument aux morts, tandis que d’autres discutent assis sur des bancs de pierre. Bienvenue dans le nouveau monde. L’Europe vieillit : selon l’ONU, d’ici 2050, 35 % de la population sera âgée de plus de 65 ans. Le problème ne porte pas seulement sur les retraites, mais également sur notre conception de la vie. Il importe désormais de prendre ses distances à l’égard d’un système dont l’objectif est la reproduction et la continuité des lignées familiales.
Les seniors sont les nouveaux jeunes
La Pologne n’échappe pas à la tendance européenne. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) prévoit qu’en 2050, 30 % des habitants seront âgés de plus de 65 ans pour une diminution de 15 % de la population totale. Désireux de retarder le moment où la crise éclatera, la Pologne a mis en place en 1999 un schéma de retraite innovant.
Les actuels pensionnaires de cette maison de retraite, construite il y a vingt cinq ans pour les anciens combattants, ne seront pas concernés par les réformes. Toute personne née avant 1949 continuera de percevoir les allocations selon les modalités de l’ancien régime soviétique. Environ 130 personnes travaillent dans ce foyer pour personnes âgées et prennent en charge quelques 200 pensionnaires. Malgré l’ascenseur maculé de tâches et les couloirs étroits à l’humidité prégnante, il semble faire bon vivre dans cette maison propre et bien rangée. J'apprendrai plus tard qu'il s’agit de la meilleure maison de retraite de Varsovie.
La maison du souvenir
Les chambres sont vastes mais remplies. En pénétrant dans l’une d’entre elles, les murs sont apparaissent constellés de visages : des êtres chers disparus, immortalisés dans des cadres photo, des médailles et des poupées – le tout soigneusement entretenu et coquet-. Dans son refuge, Irena Putkiewicz, née en 1934, fait revivre l’histoire difficile de la Pologne. Son visage ridé porte les stigmates de sa détention dans un camp de concentration, de sa persécution par les Allemands pour avoir participé au soulèvement de Varsovie et de son statut de prisonnière politique sous le régime communiste.
La vieille dame raconte comment elle a été contrainte d’abandonner la maison familiale et l’héritage reçu par ses deux parents professeurs, suite au mouvement d’anéantissement de l’intelligentsia polonaise lors de la Seconde Guerre Mondiale. Une lettre reçue de la Fondation des archives de l'histoire audiovisuelle des survivants de la Shoah, créée par le réalisateur américain Steven Spielberg, ne semble pas à sa place ici tant elle paraît insignifiante à côté des histoires de Putkiewicz. Lorsque celle-ci se penche en avant, il est possible de distinguer des blessures de guerre, véritables moments de l’histoire gravé sur son corps, qui font d’elle une résidente de plein droit de cette maison.
D'autres, selon elle, ne méritent pas vraiment leur place de pensionnaire. Irena Putkiewicz vit ici depuis 16 ans et aujourd’hui, la liste d’attente est extrêmement longue. Toutefois, « en payant, vous pouvez passer outre la liste. Beaucoup de pensionnaires ici ne sont pas des anciens combattants, » affirme-t-elle. « Tout le monde est corrompu de nos jours, » remarque t-elle. « Les employés volent la nourriture, les médicaments n’arrivent jamais. Je me suis démenée pour que nous ayons une voiture afin de pouvoir faire des ballades, mais seule la femme du directeur l’utilise et le chauffeur dort dans la maison. »
Putkiewicz déplore les changements survenus après la Seconde Guerre mondiale : Varsovie a été détruite, l’intelligentsia massacrée, le pouvoir pris par des « paysans qui enfilant un costume, s’imaginent être quelqu’un ». Aujourd’hui, le communisme a disparu, mais la corruption et l’individualisme ne faiblissent pas. « Tout ne tourne plus qu’autour de l’argent, il n’y a plus aucun respect » Nuançant ses propos, la vieille dame admet être elle-même coupable de participer à ce système. « Un jour, j’ai dû me rendre à l’hôpital. Une fois là-bas, ils m’ont laissée toute seule jusqu’à ce que ma famille arrive et glisse une enveloppe au médecin. Mais que faire d’autre ? Par quel autre moyen est-il possible de se faire soigner ? »
Tandis qu’elle parle, la sonnerie d’un gong retentit à l’extérieur, annonçant le repas de l’après-midi : un petit bol de soupe accompagné de deux saucisses. C’est peu. « Vous voyez ? » montre Irena Putkiewicz. La petite portion de nourriture parait ridiculement grotesque par rapport aux coupelles de fraises et nombreux gâteaux qu’elle a sortis pour nous accueillir.
Rester actif
Grâce à son mari, qui était pilote, notre hôtesse reçoit l’équivalent de 200 % d’une pension normale et peut se permettre quelques extras. « En règle générale, la maison prend 75 % de votre retraite, ce qui ne vous laisse que peu d’argent, » explique t-elle. Pour ceux qui reçoivent une pension moins importante, la vie est très difficile. Putkiewicz a voté pour Lech Kaczynski lors des élections présidentielles d’octobre 2005, le chef du parti conservateur Droit et Justice mais se sent aujourd’hui trahie. « Ils ne font rien pour nous, chaque dirigeant politique est accompagné du même lot de promesses et de corruption. »
Malgré tout, Irena Putkiewicz ne s’ennuie pas. Elle se lève chaque jour à six heures et travaille avec une association de pilotes retraités. Des peintres et des sculpteurs déambulent aussi au sein de la maison de retraite. Dégagés des obligations sociales, ces pensionnaires polonais entendent rester productifs au lieu d'imiter la frénésie consumériste des retraités assoiffés de loisirs. Même la petite chapelle située au deuxième étage est source d’activité : une centaine de personnes attendent l’office du dimanche et un mariage y a même été célébré entre un homme âgé de cent ans et une femme de cinquante ans. Rajmund et Maigonata, respectivement 82 et 96 ans, apprécient de pouvoir finir leur vie dans cet étrange bâtisse. En les regardant retourner lentement dans la maison, les bras emplis des fraises nouvelles du printemps, ils donnent une autre vision de l’avenir.
Translated from In the house of my daughter