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Un tigre balte aux pieds d'argile

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Sabine Monin

SociétéPolitique

Les réformes libérales de ces dix dernières années ont transformé l’Estonie en un véritable ‘tigre balte’. Mais cette croissance économique fulgurante est loin de résorber des inégalités sociales flagrantes.

Une fois sorti du centre bigarré de Tallinn, d’interminables barres d’immeubles gris offrent une image complètement différente de la ville, reflétant les contradictions internes de la société estonienne. Des quartiers périphériques comme Nomme, Kristiina ou Ojsmaë ont peu en commun avec les charmantes boutiques de créateur ou l’architecture moyennageuse du coeur de la capitale. A voir les blocs d’habitation de style soviétique, on se retrouve très vite projeté à l’époque communiste. Même si les Mercedes et autres BMW garées devant les logements sociaux témoignent d’un certain progrès économique. « En Estonie, même les plus pauvres sont devenus plus riches », confirme Anu Toots, professeure à l’Université de Tallinn.

Un boom économique avec des effets secondaires

Toutefois, cette expansion économique n’a pas été perceptible dans tous les domaines. « L’Estonie a été efficace en terme de force de travail et d’innovation mais le pays n’a pas pris en compte le coût d’un tel succès », explique Mati Heidmets, auteur d’un rapport sur le développement du tigre balte, commandé par une fondation privée.

Ses recherches témoignent d’un certain recul de la société estonienne par rapport au reste de l’Europe. L’espérance de vie qui culmine à 65,8 ans est la plus faible de l’Union européenne -elle est par exemple inférieure de dix ans à celle de l’Italie-, et le taux d’infection par le virus du sida y est le plus élevé. Ici, 1,3 % de la population est contaminé -en Allemagne, ce chiffre est de 0,1%-.

Selon cette même étude, l’Estonie aurait en outre une des répartitions de patrimoines les plus inégales. « Ni l’état du développement humain, ni la progression du niveau de vie ne font contrepoids à la croissance économique », met ainsi en garde le rapport publié en avril 2007 par la Public Understanding Foundation -PUF-.

Un système social chaotique

Le niveau des dépenses sociales, évalué à la moitié de la moyenne européenne, démontre aussi que l’Estonie a quelques difficultés à tenir le rythme d’un généreux Etat-providence. « Notre système social est aujourd’hui très limité et repose en grande partie sur l’autonomie et la responsabilité », déclare Ana Toots.

Selon Harri Taliga, président de la Fédération des syndicats estoniens, le gouvernement gaspille trop d’argent pour une politique sociale inefficace. « Les allocations ne permettent pas de rendre l’Estonie plus forte pour l’avenir », dit-il. « Trop de personnes sont encore dans une situation de grande précarité, en particulier de jeunes couples avec des enfants en bas âge. Le gouvernement ne parvient pas à combattre réellement ces problèmes ».

La construction de logements sociaux fait partie des plus gros dilemmes du gouvernement. Financés et administrés par la municipalité, ces logements ne constituent que 2 % de l’ensemble du parc immobilier estonien.

Soziale Wohnanlage Kristiine Sozialmaja (Foto: ©Ruth Bender)

Urve, retraitée de 70 ans, vit depuis 2001 dans l’une des rares habitations sociales de la ville, baptisée ‘Kristiine Sozialmaja’. Son parcours témoigne du conflit entre justice historique et justice sociale qui a marqué la phase de transition qu’a connue le pays après le démantèlement de l’URSS. A l’époque soviétique, elle travaille comme infirmière dans l’un des hôpitaux d’Etat, logée par le gouvernement. Mais après l’obtention de l’indépendance en 1991, elle se retrouve contrainte de rendre son appartement aux propriétaires d’avant-guerre.

94 % des logements estoniens ont ainsi été privatisés après 1991, conduisant de nombreuses personnes à la rue. « Je peux m’estimer heureuse d’avoir aujourd’hui une chambre chauffée avec une douche chaude », dit Urve, « mais je sais aussi que je ne pourrai jamais partir en voyage en Italie », regrette-t-elle.

Autre problème : celui des défaillances du système d’assurances contre les accidents du travail et les maladies professionnelles. Ce fonctionnement chaotique se révèle problématiques pour la population active, responsable en grande partie des réussites économiques du pays. Satisfaits quel que soit leur profession, les Estoniens ont tendance à faire passer la santé au second rang de leurs préoccupations.

«Il est vrai que notre raisonnement est un peu primitif », explique Taliga. « Nous devons tout d’abord devenir riches, et ensuite nous pouvons nous occuper de la société. Aujourd’hui, nous devons nous concentrer sur la construction d’une structure sociale de même ampleur que la machine des affaires », lance-t-il, gonflé d’espoir.

A la recherche de l’équilibre

Avant 2002, la justice sociale était peu prise au sérieux par le gouvernement estonien. La priorité d’alors, c’était jeter les bases de la croissance et établir une économie totalement libérale afin de faire partie du club de l’OTAN et de l’UE.

Alors que les problèmes sociaux se multiplient dans la phase post-transition, la lutte pour résorber le fossé grandissant entre pauvres et riches avec prise de mesures adéquates de redistribution ou de protection sociale échoue. Résultat : une pauvreté extrême, un taux de chômage élevé et une criminalité galopante. Les experts ont longtemps prêché dans le désert, avertissant que l’Estonie traversait une crise politique, sociale et éthique susceptible de couper en deux la société : d’un côté les ‘gagnants’ et de l’autre les ‘perdants’ de ce boom économique.

« Je ne parlerais plus aujourd’hui de deux Estonies », tempère cependant Ana Toots, « mais on ne peut pas non plus évoquer un quelconque équilibre social ». Harri Taliga se veut davantage optimiste. « Si l’on compare avec le début du siècle, la situation d’aujourd’hui n’est pas catastrophique ». La politique sociale se développe doucement parallèlement à l’expansion économique et quelques améliorations deviennent visibles, comme par exemple avec l’assurance-chômage introduite en 2002.

L’objectif de Taliga est d’encourager un dialogue social entre les citoyens et le gouvernement. « L’Estonie subit certes quelques ratés de départ et nous nous efforçons de faire comprendre à la population qu’elle a elle aussi son mot à dire ». « Tout le monde améliore son niveau de vie, mais personne ne s’occupe vraiment de ses voisins », explique encore Ana Toots.

Il faut dire que la majorité des Estoniens est prête à payer le prix de ce succès économique. « Notre société a un goût du risque très prononcé et pour l’instant, les gens ont l’air heureux », estime Ana Toots.

Mati Heidmet pense quant à lui que l’avenir de l’Estonie dépend de l’évolution des mentalités. « Si l’Estonie veut faire preuve de sagesse, il faudra alors qu’elle se rende compte qu’elle n’est pas seulement une machine à business mais qu’elle a besoin de plus », pointe t-il. Toujours selon les conclusions de son rapport, « l’Estonie a atteint un point où une croissance économique plus rapide ne peut plus se faire au détriment du développement social. Des progrès doivent être effectués en même temps des deux côtés ».

Merci à l’aide précieuse de Margarita Sokolova et Giovanni Angioni

Crédit photos : ©Ruth Bender & Giovanni Angioni

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Translated from Risikofaktor Boomtown