Un sujet pour chaque saison
Published on
Translation by:
raphaël roubyIl faut participer au jeu pour en changer les règles
En juin 1998, la première journée de contestation anti-mondialisation est apparue simultanément dans plusieurs grandes villes du monde. Londres était choquée par l’étrange spectacle des affrontements entre police anti-émeutes et manifestants au cœur de son district financier, et les secousses de cette explosion initiale se sont répercutées internationalement lorsque, cinq mois plus tard, les négociations sur le Commerce International à Seattle étaient interrompues par des troubles publics massifs. Depuis la naissance de la contestation globale, il y a trois ans, les informations fournies par les principaux médias ont été ponctuées par des épisodes similaires d’agitation populaire, à Göteborg, Gênes, Toronto...
Peu importe le lieu et le moment que choisissent les architectes de l’hégémonie des multinationales pour se réunir, peu importe leurs déguisements et leurs acronymes (OMC, FMI, G8, Forum économique mondial), ils sont accompagnés par des manifestations de grande échelle s’opposant aux conséquences de leurs activités, qui peuvent être résumées en gros comme la mort des démocraties nationales et l’inégalité dans le monde industrialisé, l’exploitation économique du tiers-monde, la destruction de l’environnement, la privatisation des services publics, et la monopolisation de la culture et de l’information globale par quelques firmes multinationales.
Les explosions de troubles ont extrêmement bien réussi à générer un débat public sur ces questions, en particulier en faisant entendre les populations impuissantes des pays en développement, à la fois mines d’or et décharges de la politique économique occidentale. Malheureusement, la discussion ne dure que le temps de la manifestation, elle-même souvent éclipsée par les actes de violence perpétrés par une petite minorité qui concentre la couverture des principaux médias, partiaux dans leur description d’anarchistes idiots et voulant également faire flotter le parfum du drame dans les salons d’un public lassé par les détails des sommets économiques et commerciaux.
La réaction contemporaine face à ces manifestations est similaire à celle de ceux qui viennent de voir une pièce irrésistible, prenante, mais éphémère, oubliée jusqu'à ce que la suivante arrive. Une tournée théâtrale de protestation fait régulièrement son apparition dans des destinations globales appropriées, monte un impressionnant spectacle de défi, puis se démobilise. Bien que les représentations aient encore une énorme importance symbolique et émotionnelle, leur prévisibilité a réduit leur efficacité et le potentiel de changement qui en découle. Les organisateurs auront besoin de trouver une scène alternative, ou au moins des moyens complémentaires pour briser le cycle de protestations et de silences, et de faire de la mondialisation un sujet politique de toutes les saisons.
Utiliser les armes de l’ennemi
Ironiquement, les entités non-élues comme l’OMC ont peut-être servi leurs opposants avec les nouvelles méthodes employées pour les contrecarrer. Suite à une décision qui en dit long sur la transparence démocratique au sein de l’organisation, le prochain cycle de négociations sur le commerce aura lieu au Moyen-Orient dans l’émirat pétrolier de Qatar, où tout manifestant potentiel devra surmonter des mesures policières bien plus draconiennes que celles de ses homologues occidentaux, lesquels ont à plusieurs reprises utilisé des gaz lacrymogènes, des canons à eau, et des balles réelles contre les bouteilles, les cailloux, les voix et l’absence d’armes. En juillet dernier à Gênes, un homme a été tué par balle et des dizaines d'autres blessés.
C’est pourquoi, à la fois par stratégie et par nécessité, l’anti-mondialisation va devoir adopter une nouvelle tactique. Le succès de cette mue dépendra de façon significative de la volonté de ceux qui sont impliqués pour s’unir dans un discours cohérent capable de maintenir une présence forte et divergente dans la vie publique. Procéder ainsi nécessiterait de mettre à nouveau un fort accent sur une philosophie politique qui se méfie des structures rigides et ossifiées qui marginalisent les personnes ordinaires et rejettent la diversité. Ne pas procéder ainsi risque d’exiler le mouvement anti-mondialisation vers le désert politique. Il se trouve maintenant au cœur d’un dilemme fondamental.
Quoi que le futur nous réserve, le succès de ces groupes lorsqu'il s'agit d'occuper une part de l'espace public est remarquable du fait de la tendance actuelle à une inactivité politique répandue.
Le fait que les manifestations n’aient pas été confinées à l’Occident mais aient fleuri dans des pays comme la Corée du Sud, le Cambodge et le Brésil n'a pas seulement fait naître un sentiment de solidarité internationale entre les opposants (ironiquement, le mouvement anti-mondialisation est mondial). Cela a également donné un exemple d’égalité entre les hémisphères Nord et Sud, égalité qui manque si évidemment à la politique actuelle.
L’existence même d'un rassemblement hétérogène de groupes poussant vers un changement va non seulement à l’encontre d’une société civile apathique mais aussi à l'encontre du cynisme déprimant nourri par le néolibéralisme économique, qui voudrait que la nature humaine soit fondamentalement égoïste et ait atteint le terme de son développement. Les défenseurs de cette théorie se réfèrent à l’effondrement du communisme, la génétique, et la nouvelle religion du consumérisme pour montrer que l’histoire du progrès est achevée. Hormis dans le domaine de l'innovation technologique, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, il n'y a plus rien à faire. C’est l’antithèse de cette croyance, la foi dans le potentiel humain, qui a galvanisé et soutenu les opposants face à des médias silencieux et des gouvernements hostiles, portant un optimisme qui voit le pessimisme actuel comme une prophétie auto-réalisatrice. Optimisme qui s'inspire des mots de la seule véritable icône de l’anti-mondialisation, le sous-commandant Marcos : « A vous de faire l’Histoire ».
Prendre le contrôle de l’Histoire
Et, par le passé, les mouvements pour la justice sociale, pour les droits civils aux Etats-Unis ou la révolution castriste à Cuba, ont, par pure volonté et par la force morale d’un principe, pris le contrôle de l’histoire. Le mouvement anti-mondialisation est un écho persistant de ces dissidences historiques. Mais le changement requiert des circonstances favorables qui doivent déjà exister ou être créées. La nature cyclique du capitalisme, faite de croissance et de crises, mènera à une période de récession dans un futur proche, pendant laquelle les sociétés occidentales imbues d'elles-mêmes, qui sont actuellement des économies à dominante tertiaire, seront durement affectées puisque les emplois disparaîtront lorsque les individus auront moins d’argent à dépenser. Comme l’axiome de Cobbet s’applique toujours - axiome selon lequel il est difficile de faire bouger un homme au ventre plein -, un ralentissement économique, appuyé par les idées, emplies d’espoir) de communauté et de coopération (qui sont à présent un peu abstraites pour beaucoup), constituerait l'occasion de se concilier le soutien public.
Cependant, les structures, ou plutôt le manque de structures au sein du mouvement anti-mondialisation, empêche encore concrètement de bénéficier de tout avantage qui dériverait d’une telle opportunité. Les opposants ont été décrits comme un « nuage de moustiques ». Combien plus efficace deviendrait cet essaim s’il était coordonné d’une façon cohérente pour commencer à troubler le mammouth ?
Ce dont le mouvement souffre plus que de toute autre chose est un manque d’équilibre. Au bas de l’échelle, initiant un développement communautaire et des plans d’éducation, et créant une société extérieure aux canaux orthodoxes, le mouvement encourage la régénération de la démocratie du bas vers le haut, ses valeurs communes donnant du poids à des individus isolés. La faible participation électorale lors des dernières élections législatives en Grande-Bretagne était un indicateur non pas tant du caractère apolitique des électeurs, que de la nature apolitique d’un processus qui permet un choix entre deux faces de la même pièce.
Structurer le mouvement
Mais l'absence d'organisme de direction joue contre le mouvement sur plusieurs plans. Cela empêche le public d'avoir accès à ses idées, et le mouvement s'éloigne ainsi de la société, qui est pourtant l'entité qu'il tente de dynamiser. Si la tâche des militants anti-mondialisation consiste à ériger des haut-parleurs dans la conscience commune, ils ont besoin pour cela d'une plate-forme. Actuellement, même si la destruction d'un McDonalds peut être justifiée comme un acte politique du même type que brûler un drapeau national, cela a cependant un effet négatif sur ceux-là même qu'il pourrait convertir. Martin Luther King a déclaré un jour que la violence était la voix de ceux que l'on n'entend pas ; une voix sur laquelle on peut mettre un nom, accessible à tous, permettrait non seulement de proposer des idées à un large public, mais aussi de différencier clairement la majorité pacifique d'une minorité violente, rendant ainsi plus difficile aux médias de déformer la réalité.
Il est évident que tout mouvement tentant de pénétrer la société doit permettre à celle-ci de digérer ses idées. Actuellement, ceci n'est pas possible à cause de la forme ésotérique du mouvement anti-mondialisation, agissant dans le secret régional. Si le militantisme avait pour était relayé par une présence importante au plus haut niveau de la vie publique, cela permettrait non seulement l'apparition d'une vision claire, mais aussi d'une perspective optimiste. Définir un mouvement par ce à quoi il s'oppose le montre non seulement sous un jour négatif, mais apparaît aussi comme un manque d'imagination par l'incapacité à proposer un projet alternatif.
Par nature, l'être humain a besoin de chefs. Penser le contraire consisterait à adapter la réalité aux idées plutôt que d'adapter les idées à la réalité. Les initiatives prises par ceux qui s'occupent des racines d'une organisation ont besoin d'être articulées à son sommet afin d'être entendues et comprises par la société. Les idées et les débats fusent à tous les niveaux, mais finalement, les gens ont besoin d'un mat central pour hisser leur drapeau et savoir quelle est la course du navire. Beaucoup d'organisations anti-mondialisation considèrent cette structuration comme un anathème. Par exemple, Reclaim the Streets (Appropriez-vous la rue) revendique le titre de « désorganisation », et beaucoup considèrent sans doute la cohésion comme la destruction de la créativité essentielle et de l'indépendance des diverses organisations, mais leur agglomération les renforce plutôt qu'elle ne les affaiblit, reflétant leur diversité et tirant sa force de l'union. Il est nécessaire qu'une sorte d'organisme chapeaute le tout, au niveau local et national, entretenant des liens internationaux, et demeurant suffisamment cohérent pour être efficace, suffisamment souple pour pouvoir s’accommoder des les différences. C'est seulement à ce prix que les idées du mouvement anti-mondialisation pourront pénétrer la société à large échelle. Ne pas entreprendre cette transformation serait un peu comme couper les branches d'un arbre sur lequel on doit grimper.
L’heure des choix
Les militants anti-mondialisation se trouvent face à un choix austère. Désirent-ils voir leurs idéaux appliqués ou désirent-ils les bercer dans l'éternelle pureté de l'opposition ? Les revendications politiques doivent entrer dans l'arène politique ou se voir condamnées à rester marginales. Qu'on le veuille ou non, en Occident, la démocratie parlementaire demeure le cœur qui insuffle la vie dans les artères des différentes nations. Le remède qui doit lui être appliqué n'est pas un pontage coronarien, mais bien une cure de jouvence. Il faut pour cela utiliser les matériaux disponibles. Cela ne sous-entend pas la participation immédiate à des élections institutionnelles ; en revanche, l'utilisation du lobbying, l'organisation de débats et la mise en place d'innovations telles que des forums régionaux et locaux complétant les structures existantes pourraient constituer une piste. La révolution est impossible et ne fonctionne pas, car elle génère une dynamique de destruction et non de création.
Les précédents schismes de la gauche ont toujours eu lieu lorsqu'il était question de trahison et d'abandon des principes, mais un principe inapplicable est imparfait. Si les mouvements anti-mondialisation refusent d'entrer sur la scène politique classique (ce qui leur permettrait de créer un service d'information à l'intention de la population nourrie de non-informations par les médias actuels), cela signifie non seulement qu'ils se retirent d'une société qu'ils essaient d'améliorer, mais aussi qu'ils augmentent les soupçons de ceux qui pensent que, vraiment, ils préfèrent l'idée du changement à sa réalité. Ce serait la mise en place d'une « philosophie-bibelot », que l'on peut révérer, mais que l'on n' utilise jamais, de peur qu'elle ne perde son innocence au contact du monde extérieur et ne se corrompe irrémédiablement. Mais c'est une corruption inhérente que de ne pas donner à une idée l'occasion d'être vécue dans la réalité.
Parce que les groupes anti-mondialisation sont beaucoup plus faibles que leurs opposants, ils n'ont pas d'autre choix que de participer au jeu afin d'en changer les règles. Les gouvernements et les multinationales ne seront pas amenés à réformer les institutions ou à changer leurs pratiques par quelques manifestations incohérentes et sporadiques. Les buts des manifestants constituent une longue liste de commissions, et ils doivent comprendre que la négociation ne permettra pas d'acheter tout ce que celle-ci contient (tout au moins pas dans un premier temps), mais que le compromis est le secret de la vie en société. Ils peuvent toujours se consoler en se disant qu'il est bien mieux d'obtenir quelque chose plutôt que rien du tout, ce qui, si l'on maintient le cap actuel, serait exactement ce qui se passerait.
Les idées de coopération et de communauté reposent essentiellement sur un équilibre entre l'individu et son environnement. Le tissu du mouvement anti-mondialisation est constitué de beaucoup de fils différents : écologistes, socialistes, anarchistes, Anglais, Mexicains et Indonésiens. C'est cette diversité qui devrait être célébrée ; son unité, quant à elle, pourrait être célébrée. Essentiellement, tous ces groupes croient en ce même principe : harmoniser la société. Ce qui les lie est beaucoup plus fort que ce qui les sépare. Mais s'ils ne font pas le pas ensemble, ils ne sauront jamais ce qui pourrait naître de leur action. Si les mouvements anti-mondialisation ne doublent pas leur militantisme de base d'une présence cohérente et unie sur les sommets bien visibles de la politique, alors leurs idées seront reléguées comme bibelots sur le manteau des cheminées, ce qui n'est pas leur place.
Translated from A Topic For All Seasons