Un Eurogroupe de la Défense ?
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L’Union européenne (UE) est une construction pratique et non naturelle qui fait suite à plus de cinq siècles de conflits armés. Si elle n’est pas parfaite, c’est pourtant la forme de coopération la plus aboutie au monde.
L’idée dominant la création de l’Europe a été « Plus jamais ça ». La base originellement « pacifiste »[1] de l’UE a pour autant évolué au fur et à mesure de la mutation du système international et de son élargissement.
Le réveil, s’il est peut être brutal, est nécessaire : l’Europe est un acteur des Relations Internationales et plus seulement un bailleur de fonds. Comment faire dans un contexte où les budgets de défense diminuent et où la figure traditionnelle du soldat comme héros de la nation a disparu au profit du soldat victime de la guerre.
La solution pourrait bien être celle d’un Eurogroupe de la défense, soit d’un noyau dur d’Etats qui coopèrent en matière militaire. L’idée n’est pas originale dans le sens qu’elle reprend la forme de toutes les grandes avancées de l’UE. Leur genèse se trouvant toujours dans un « groupe pionnier » pour reprendre la terminologie du rapport rendu au Sénat en juillet 2013[2]. Un Eurogroupe de la défense pourrait donc s’inscrire dans une tradition européenne.
Un Eurogroupe de la défense tendrait-il vers un abandon des capacités nationales ?
La crainte est légitime mais la réponse est non. En effet, il n’existe pas de volonté européenne de coopération structurée permanente et totalement intégrée. La composante militaire est fondamentalement régalienne et il est davantage question d’augmentation de l’effectivité des moyens militaires de chacun et d’adaptation au monde qui nous entoure. La place de la France n’a en effet pas rétrécit au sein du système international, ce sont les autres qui ont grandi. Les défis auxquels nous faisons face sont de pouvoir assumer nos responsabilités et de jouer dans la même catégorie que les « grands » de ce monde. Comment se positionner face à l’Inde et ses 1,237 milliard d’habitants ou la Chine et ses 1.351 milliard d’habitants quand nous ne sommes “que” 65,8 millions ? La réciproque n’est plus la même lorsque les européens se présentent forts de 505.7 millions d’habitants en 2013 (700 millions en 2014) et avec un budget de défense des Etats membres plus élevé que celui des Etats-Unis. Pour que cette observation soit efficace, il faut premièrement la tenir pour acquis et deuxièmement davantage de coopération entre acteurs capables de prendre des décisions et de les assumer.
Quels membres pour un Eurogroupe de la défense ?
Les bases d’un Eurogroupe de la défense sont déjà posées. Les mêmes pays se retrouvent dans les missions européennes depuis des années, qu’elles soient civiles ou militaires. Nous citerons ici la France et le Royaume Uni comme colonne vertébrale[3], suivis de près par l’Allemagne puis la Belgique, l’Espagne, l’Italie et la Pologne.
Le Royaume Uni, s’il n’est pas enthousiasmé par l’idée d'un Eurogroupe, ne pourra pas en être extérieur. Son aversion à l’idée que la France puisse avoir le leadership sur un projet qui est voué à se réaliser est encore plus forte qu'à celle de l’UE. La domination de la France sur quel que sujet que ce soit en Europe a toujours été freinée par le Royaume Uni. Ce comportement, notable depuis le 17ème siècle, n’est pas prêt de changer. Nous pouvons y voir une sorte d’équilibre des puissances contemporain. Le Royaume Uni, s’il ne sera pas rassembleur, ne sera pas déserteur car ce n’est pas dans son intérêt de laisser la France renforcer ses capacités de défense et d'influence en Europe.
L’Allemagne a une aversion profonde pour la chose militaire. Non seulement au sein d’une composante européenne mais également en matière de maintien de la paix onusien. Cependant, l’Allemagne est trés intéressée par l’aspect défense sous l’angle industriel, soit de ses exportations d’armements (Egypte, Arabie Saoudite...). L’Allemagne dans 10 ans sera différente de celle que nous connaissons aujourd'hui. Si un jour les Allemands ont besoin d’une armée, ils auront les moyens financiers et industriels de lancer la machine[4]. En attendant, ils se savent protégés au sein de l’Europe. C’est pragmatique, réaliste et un poil opportuniste. L’Allemagne ne serait donc peut être pas immédiatement membre actif, mais pourrait adhérer.
Ces pays dits «pionniers» ont des partenaires réguliers au sein de missions européennes. L’EURMORAFOR[5] regroupe la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et la France. Elle a été engagée la première fois sous mandat onusien au sein de la FINUL II en 2006 (soit 15 ans après sa mise en place !). Le dispositif EATC[6] regroupe lui l’Allemagne, la France, les Pays Bas, le Luxembourg et la Belgique. L’Espagne devrait rejoindre le groupe à l’été prochain et l’Italie regarde le tout d’un œil attentif. Opérationnel depuis 2010, il est reconnu par beaucoup comme une réussite et un modèle. Ce «co-voiturage » européen est un bon exemple de partage et de mutualisation. Chaque pays garde sa souveraineté sur les matériels engagés et peut les récupérer en cas de besoin. Des économies ont déjà été enregistrées et la mécanique est en place. En bilatéral, la France coopère par ailleurs régulièrement avec la Pologne, notamment en matière d’entrainement et formation des forces spéciales.
Le Traité de Lancaster House[7] vient renforcer le tout et, en octobre 2013, un exercice d’engagement de la composante aérienne conjointe a été réalisé, associant sept autres nations (Allemagne, Australie, Canada, Danemark[8], Etats-Unis, Italie, Norvège). Un nouvel exercice, terrestre cette fois, aura lieu au printemps 2014.
Approche prospective - quel intérêt d’un Eurogroupe de la défense ?
En créant la dynamique d’un Eurogroupe de la défense, nous pouvons créer la structure d’une mise en commun de capacités terrestres, aériennes ou maritimes pour des interventions humanitaires ou de supports d’urgence (type Mali, RCA). Nous pouvons également imaginer un bras de politique étrangère robuste, complémentaire à l’OTAN, pour dissuader et défendre nos frontières et nos intérêts.
A terme, l’intérêt d’un tel groupe serait l’interopérabilité des forces armées voire une coopération en matière d’armement. La France souhaite en effet rejoindre un horizon européen qui permettrait un partage technologique. Le projet d’un Eurogroupe de la défense serait le premier pas vers un moyen d’alléger les coûts. Au sein de l’UE, nous avons en effet 17 programmes de véhicules blindés, 7 programmes de frégates, 17 chantiers navals militaires (contre 2 seulement aux Etats-Unis). Les maigres crédits de Recherche et Développement sont donc consacrés pour la plupart à des recherches similaires entre pays européens. Il est clair que tous ces programmes ne seront pas utilisés. Il n’est pour autant pas question de les arrêter car ils font vivre chaque industrie de pays référent, mais c’est une réalité à garder en tête pour les projets à venir. L’UE n’a pas intérêt à avoir 17 projets de drones ou de programmes de ravitaillement en vol (il serait déjà remarquable d’en avoir un !). La route est longue, et nous avons encore la chance d’avoir le temps. Le tout est de ne pas se laisser surprendre, le monde bouge, il serait temps pour la défense européenne d’en faire autant.
[1] Cette expression est entre guillemets car si la guerre a disparu du territoire européen, les Etats eux n’ont cessé d’être parties à des conflits (Algérie, guerre du Golfe, Guerre des Balkans, Afghanistan, Irak…)
[2] « Chaque fois que la voie de la construction européenne s’est trouvée obstruée par un obstacle de souveraineté, les nations européennes ont eu recours à la méthode du groupe pionnier. Ce fut le cas pour instaurer une monnaie commune : l’euro. Ce fut le cas pour supprimer les frontières intérieures : Schengen » III, C, 170. Rapport d´information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail : « Quelle Europe, pour quelle défense ? » Juillet 2013
[3] Les deux puissances nucléaires de l’Europe.
[4] « Les menaces au sud, l’islamisme radical, elle considère que ce n’est pas vraiment son affaire et que de toutes les façons les Etats-Unis ou la France ou le Royaume-Uni s’en chargent, chacun dans sa zone. Ils mettent le paquet sur l’économie et le moment venu, s’ils auront besoin d’une armée, ils ont encore une industrie qui leur permettra de l’armer. Et puis ils ont 300 000 immigrants européens par an, donc ne nous racontons pas trop d’histoire sur la démographie allemande. » Examen en Commission du Rapport d´information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail : « Quelle Europe, pour quelle défense ? » Juillet 2013
[5] La Force maritime européenne (Euromarfor ou EMF) est une force maritime multinationale, capable de mener des opérations navales, aéronavales et amphibies, et dont la composition correspond à la mission assignée.
[6] Le Commandement européen de transport aérien (EATC - European Air Transport Command) a été inauguré le 1er septembre 2010. Issu d’un projet initié en 1999 par le couple franco-allemand, ce commandement basé à Eindhoven, aux Pays-Bas, va permettre aux armées participantes (allemande, belge, française, hollandaise) de partager leurs moyens de transport aériens. Les avions des différents pays répondront de l’autorité de l’EATC, et non de leur commandement national.
[7] Les Traités de Londres ou Accords de Lancaster House sont les deux traités militaires signés lors du sommet franco-britannique de Londres, à Lancaster House, par le président français Nicolas Sarkozy et le Premier ministre du Royaume-Uni David Cameron le 2 novembre 2010. Le premier est « relatif à des installations radiographiques et hydrodynamiques communes ». Il concerne le développement et l'emploi des armes nucléaires. Le deuxième est une « coopération en matière de défense et de sécurité ». Il concerne « le déploiement et l’emploi des forces armées », les « transferts de technologies » entre les deux industries de l'armement, les programmes d'achats d'armements, les échanges d'informations.
[8] Il est intéressant de noter que le Danemark participe à ces exercices conjoints alors qu’il a choisi de ne pas participer à la PESD et n’est en conséquence pas membre de l’AED.