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Un Club Dorothée version punk en Espagne

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Culture

En 1975, Franco meurt et l’Espagne découvre ce que signifie le mot « liberté ». La « Boule de cristal », une émission pour enfants complètement déjantée, au contenu carrément « terroriste », révolutionne alors la télé espagnole. A bas le capital !

Sur les petits écrans d’une Espagne en marche accélérée vers la démocratie, c’est en proférant des slogans provocateurs que les « Electroduendes », de hargneuses marionnettes mal fagotées et survoltées, gagnent le suffrage des enfants. Les petits comme les grands… Leurs railleuses algarades ont fait de ces affreux jojos iconoclastes, les stars d’une émission légendaire : « La Bola de cristal » (« la boule de cristal »). 

On a du mal à croire aujourd’hui qu’une émission d’une telle insolence et d’un tel mauvais esprit affiché et volontaire, ait pu exister ! « Si vous riez, monsieur, je bousille la télé, et vous, madame, si vous ne riez pas, je casse la machine à laver ! » La Boule de cristal débute en octobre 1984 sous la houlette de Lolo Rico et en direction d’un jeune public. L’émission se divise en quatre parties correspondant à quatre tranches d’âges qui évoluent sans cesse au fil des mois. Alors que les tout petits ont pour interlocuteurs privilégiés de petits lutins électriques et braillards, le « librovisor » se donne pour mission d’encourager la lecture chez les plus grands. Une autre rubrique est en fait un bulletin d’infos destiné à un public plus vaste et déjà plus averti pendant lequel des questions d’actualité, comme la censure ou l’apartheid en Afrique du Sud, sont abordées, le public pouvant joindre le studio par téléphone et intervenir à l’antenne.

La Movida : un souffle de liberté

Le ton de la Boule de cristal, corrosif, anticonformiste et aussi très critique envers les conventions sociales, politiques et culturelles, est le reflet grinçant d’une société en pleine mutation. C’est l’époque de la « transition », qui correspond aux années 75-82 : les mécanismes de la nouvelle démocratie commencent à fonctionner. Après quatre décennies de dictature et de censure qui s’achèvent avec la mort de Franco, un vent de liberté se met soudain à souffler. Tour à tour, les Espagnols retrouvent ou découvrent, la garantie de la liberté d’expression et de la presse, la reconnaissance des syndicats et du droit de grève, l’abrogation des lois réprimant l’adultère et la légalisation du divorce.

« En réaction à la censure franquiste qui venait à peine d’être levée, nous nous sentions comme sans entraves »

Dans les rues, ce parfum de tolérance nourrit différents mouvements culturels contestataires, créatifs : cette nouvelle vague d’artistes prend le nom de « Movida » madrilène. Pour beaucoup, le cinéaste Pedro Almodovar reste l’incarnation de ce mouvement et de ces années fécondes. Cependant, il serait injuste d’oublier d’autres figures non moins emblématiques tel que le photographe Gracia Alix, ou bien encore la chanteuse Alaska. Cette dernière, fille d’un militaire républicain en exil et d’une militante de l’opposition au régime castriste réfugiée à Mexico, devient l’animatrice-vedette de la Boule de cristal. Du jamais vu !

La télé s’émancipe

« Un certain laxisme régnait alors dans le petit monde de la télévision en réaction à la censure franquiste qui venait à peine d’être levée. Nous nous sentions comme « sans entraves », note en aparté Carlos Fernández Liria, l’un des scénaristes de l’émission avant d’ajouter : « Il faut malgré tout éviter de faire de ces années-là un âge d’or quasi-mythique. » La Boule de cristal n’est pas qu’une émission politiquement incorrecte : « C’était un acte terroriste », plaisante Quintanar, le documentariste de l’émission. « On a reçu quelques rappels à l’ordre émanant de l’ambassade des Etats-Unis ou de l’Iran, à cause des critiques émises à l’encontre de Reagan ou de l’ayatollah Khomeiny », enchaîne le scénariste et philosophe Fernandez Liria. Certes, l’équipe a carte blanche et écrit en toute liberté, mais en de rares occasions, elle doit ronger son frein.

Autre aspect que Fernandez Liria souligne au passage : le caractère politique des « lutins électriques » qui se moquent volontiers des « humanoïdes empotés ou imbéciles ». Durant toute une saison, ils décortiquent chapitre après chapitre le Capital de Karl Marx. Pour l’occasion, un compagnon de Fernandez Liria, Santiago Alba Rico, rédige une série d’articles dans le but d’expliquer à ces chères petites têtes blondes ce que marxisme et économie de marché signifient. Une pareille démarche a permis d’ouvrir une brèche et pour une fois d’aborder des sujets différents de ceux traités d’ordinaire à la télévision.

Comment balancer les plats pas bons

Pour montrer comment circule l’argent par exemple, les « Electroduendes » mettent en scène un Robin des bois transformé en « Bobin des bois », luttant lui aussi contre le pouvoir prédateur des puissants. Toutefois, le plus souvent, Bobin s’en tire plutôt mal, contraint en désespoir de cause de rançonner le premier venu, éventuellement sa propre petite amie, dans l’espoir de venir en aide aux pauvres paysans déshérités, avant de se voir lui-même à son tour dépouillé par le capitalisme.

« On a reçu quelques rappels à l’ordre émanant de l’ambassade des Etats-Unis à cause des critiques émises à l’encontre de Reagan »

Mais plus que l’aspect politique de l’émission, ce qui surprend aujourd’hui, c’est son ton insolant et ce côté un peu voyou. Ainsi, une rubrique intitulée « Comment ne pas perdre sa dignité durant les repas ? », explique aux enfants comment envoyer valser les plats qui ne leur plaisent pas en protestant énergiquement. Ou bien, comment faucher, ni vu ni connu, le morceau de pain du petit frère, ceci avec le plus grand naturel. Dans une autre séquence, sur un ton aussi sérieux que pédagogue, une gamine confie aux petits téléspectateurs que si elle et son petit ami ont des rapports sexuels, elle craint de voir « un humanoïde se développer » en elle…

Du punk, du son

Selon Fernandez, la musique est l’autre élément clef qui permet d’expliquer le grand succès d’audience de La boule. Au même moment, de nombreuses émissions comme « La Edad de Oro » (« L’Âge d’or ») sont déjà consacrées à l’avant-garde en musique. La Boule se met ainsi à inviter de nouveaux artistes qui ne sont alors connus et appréciés que par une infime minorité de gens. Parmi eux, Alaska, Radio Futura, Los Terenos Muertos, Nacha Pop, Gabinete Caligari, Mecano, Franco Battiato… issus de la Movida. La popularité de la Boule de Cristal leur permet de devenir des classiques diffusés dans les boîtes de nuit, leur offrant au passage l’opportunité de produire plus de disques.

« Internet est de nos jours le seul média où une expérience similaire peut encore être possible »

Mais si c’est grâce à cette émission que la Movida devient un phénomène de mode, il ne faut pourtant pas confondre les deux phénomènes simplement à cause d’une esthétique commune. La diffusion de La boule se poursuit dans les années 80 alors que la Movida s’essouffle avant de s’éteindre tout à fait à la fin des années 70 dans un contexte social et culturel radicalement différent. Et au fil de ses rubriques ouvertement plus critiques envers la Movida, la Boule de cristal prend ses distances avec elle. Comment imaginer une émission pareille dans les années 2000 et sur des ondes bien plus commerciales ? Sur Internet, répond pensif Fernandez Liria : « Il constitue de nos jours le seul média où une expérience similaire peut encore être possible. »

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Translated from La Bola de Cristal y la Movida: ¡Viva el mal, viva el capital!