Un changeling chasse l’autre
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nicolas bakerPendant des siècles, des histoires de changelings ont circulé en Europe. Comment expliquer les ressemblances entre tous ces récits de vols de nourrissons, remplacés par des bébés maléfiques –les changelings– aux appétits insatiables ?
Il était une fois un noble qui vivait dans un village alors connu sous le nom de Breslau. Chaque, été, il imposait la coupe du foin à ses sujets. Une année, il y avait une jeune mère parmi les travailleurs. Elle avait à peine récupérée de son accouchement. Alors qu’elle partit aider avec la fenaison, elle laissa son enfant seul dans l’herbe. Quelque temps plus tard, elle revint allaiter son enfant. Elle poussa immédiatement un cri d’horreur : l’enfant suçait le lait si goulûment et hurlait d’une manière si inhumaine qu’elle sut que ce n’était point le sien. Elle alla alors voir le noble pour lui demander conseil. Il répondit : « Femme, si ce n’est pas ton enfant, ramène-le dans le pré où tu as laissée ton véritable enfant, et bat le fort avec une branche. » Lorsqu’elle le fit, l’enfant cria si fort que le diable arriva, rapportant son bambin volé.
A toutes les sauces
Si ce récit a été écrit par les frères Grimm au XIXème siècle, de nombreuses variantes ont proliféré partout et de tout temps en Europe. Beaucoup de détails peuvent changer, mais la structure reste toujours la même. L’histoire commence quand une jeune mère est appelée à travailler. Durant son labeur, des fées viennent échanger son bébé contre un enfant maléfique. Ce dernier a un appétit d’ogre. Dans une version norvégienne, le changeling « mangeait tellement que les habitants de Lindheim ont travaillé, génération après génération pour le nourrir. »
La mère, épuisée, cherche alors l’aide de la communauté. Dans trois des contes de Grimm, les conseils viennent de personnes ordinaires. Mais souvent, l’aide provient de seigneurs féodaux ou de prêtres. La recommandation reste cependant la même - révéler l’imposture de l’enfant : soit en le blessant, soit en le faisant rire.
Le réformateur allemand Martin Luther préconisait la seconde solution. Dans ses écrits, il argue qu’un changeling est en fait un enfant du diable, dépourvu d’âme humaine. Il émettait peu de réserves concernant la mise à mort de tels enfants. Une version écossaise de l’histoire donne par contre une méthode plus humaine pour révéler l’identité de l’enfant. Un voisin invite la mère à faire bouillir de l’eau dans des coquilles d’œuf. Lorsqu’elle s’attelle à cette étrange besogne, le bébé éclate de rire, se démasquant. Les elfes arrivent alors, et récupèrent l’enfant. Dans une version récente et plus aseptisé de l’histoire, les elfes rapportent le bébé original.
Un conte utile ?
Comment expliquer qu’une telle histoire ait pu voyager à travers toute l’Europe ? Pour trouver une explication, il faut se plonger dans l’interprétation du folklore : celui-ci constituerait une proto-science. Il permettrait d’expliquer les événements situés hors de notre contrôle, mais pour laquelle un sens rationnel manque. Le mythe du changeling expliquerait alors le handicap chez les enfants. Comment deux adultes valides peuvent-ils créer un enfant non valide ? Facile. Les elfes l’auront volé et remplacé.
Si l’on admet cette explication fonctionnelle de la légende, l’histoire du changeling justifie alors ce qui est fait d’un tel enfant. Dans toutes les histoires, la mère cherche la sagesse de la communauté qui propose de battre l’enfant, ou, dans certaines variantes anglaises, de le plonger dans l’eau bouillante. L’histoire du changeling légitime donc l’infanticide, qui serait la malheureuse conséquence du fardeau constituant un enfant handicapé pour une famille.
Mais une telle explication ne convainc pas vraiment – elle n’explique pas les détails de l’histoire (pourquoi faire rire l’enfant ?), ni pourquoi les enfants sont toujours séquestrés par les elfes pendant que la mère travaille.
Faire attention à l’enfant… et à la mère
Une autre explication proposée voit dans ces récits « préventifs » de vol de bébés juste après leur naissance une justification du fait d’épargner à la mère des travaux pénibles juste après l’accouchement. Dans « Le Changeling dans la forêt de Thuringe », toujours des frères Grimm, l’échange des enfants se fait lorsque la mère laisse son bébé seul dans la maison pour aller chercher du bois. A la fin du conte, les nobles promettent de ne plus jamais imposer de travail à une femme ayant récemment accouchée. La peur des changelings rend également indispensable la surveillance des enfants. : au début du XXe siècle, par peur de la sorcellerie, les mères grecques refusaient de quitter leurs enfants des yeux pendant leurs huit premiers jours. Au XIXe siècle, les Allemands plaçaient une manche droite, un bas gauche, et du cumin noir dans le landau des bébés, afin de les protéger.
Un mythe universel
Ces arguments sont, finalement, insuffisants parce qu’ils admettent que ces histoires ne jouent qu’un rôle fonctionnel dans la société. L’avènement de la science et le déclin de la société agricole consacreraient donc leur fin.
Il suffit de regarder les magazines aujourd’hui pour se convaincre du contraire. Des extraterrestres enlèvent des enfants, des bébés sont mélangés accidentellement dans les maternités bondées… Comme leurs ancêtres, ces changelings modernes se fondent sur une peur commune – ne pas reconnaître ce à quoi l’on a donné naissance. Les changelings sont encore parmi nous. Et les inquiétudes universelles qu’ils évoquent suggèrent qu’ils le seront encore longtemps.
Translated from The times are a chang(el)ing