Un air de déjà vu
Published on
Libérer les peuples opprimés. Une idée neuve ? L’argumentation néoconservatrice n’est pas sans rappeler une idéologie en vogue à la fin du XIXème siècle en Europe et sous la IIIème République en France.
« Il faut libérer et civiliser le barbare ». L’idée est lancée. Et elle ne date pas d’aujourd’hui. Mais qui est le barbare ? Les barbares sont partout. Ils sont un autre nous-même qui fait peur et dérange. Le barbare incarne ainsi ce que nous ne connaissons pas et ce que nous n’arrivons pas comprendre.
Désormais, le politiquement correct interdirait d’employer l’expression « civiliser les barbares ». A la place, on parlera de démocratisation. Dans cette optique, les Etats-Unis, seule véritable grande puissance dans les relations internationales, se veulent le bras armé d’une libération par le feu. Paradoxalement, cette idéologie n’est pas sans rappeler un mode de pensée très répandue au temps de la colonisation. Si aujourd’hui, les Européens se montrent sceptiques vis-à-vis de leurs « alliés » américains, rien d’étonnant. L’explication réside peut-être dans une utopie qui s’est mal terminée. Un petit effort de mémoire : notre vieille Europe a connu elle aussi ces élans de bonne volonté et de bonnes paroles distillés sur un ton donneur de leçon et mâtiné d’utopie libératrice. Attention aux modèles préfabriqués, aux bonnes intentions pétries d’humanisme… souvenons-nous que parfois, le mieux est l’ennemi du bien.
Ceci étant dit, quels sont les motifs qui poussèrent au XIXème siècle, de nombreux démocrates à s’engager dans le processus de la colonisation ?
Pétrole et prestige national : même combat !
La motivation économique est la première qui appuie les perspectives de conquêtes. Au lendemain de 1870, alors que l’Allemagne et l’Italie finissent de mettre la dernière touche à l’unification de leur Etat, le terrain colonial devient le principal instrument du prestige national… un prestige qui repose autant sur la course aux armements que sur une industrialisation galopante. Bismarck, Jules Ferry, Chamberlain en sont persuadés. La concurrence entre les nations européennes est telle que l’on parle de « course de clocher ». Jules Ferry la définit ainsi : « Que le drapeau français se retire du Tonkin, et l’Allemagne ou l’Espagne nous y remplaceront sur l’heure. » Encore aujourd’hui, la Real Politik de Kissinger continue de faire des émules et a présidé largement à la première guerre du Golfe. L’intervention américaine en Irak a obéi à une logique commerciale de sauvegarde des intérêts économiques nationaux incarnés par le pétrole.
« Le fardeau de l’homme blanc »
Depuis le 11 septembre, en revanche, un traumatisme et une peur nouvelle ont saisi le peuple américain. Le terrorisme est devenu l’ennemi numéro un et a laissé de côté les anciennes querelles idéologiques internes au profit d’un front commun. Les conservateurs obsédés par l’idée de sécurité nationale sont rejoints par des intellectuels de gauche, soucieux de faire prévaloir des motivations idéologiques. Se dessine alors une forme d’argumentation fondée sur les mêmes piliers qu’au XIXème siècle, siècle du progrès et du scientisme. A l’époque, les premiers colons sont des géographes, des missionnaires, des explorateurs. L’archétype en est l’anglais David Livingstone et le père de Foucauld. Aujourd’hui, ne retrouve-t-on pas une logique identique parmi les défenseurs du droit à l’ingérence humanitaire ? Les médecins ont certes remplacé les Pères Blancs et la Church Missionary Society. Si l’on laisse de côté la question de la foi, les missionnaires avaient pour principal objectif d’apporter aux indigènes les bienfaits de la civilisation, la morale occidentale calquée sur un cadre judéo-chrétien, le progrès matériel. L’Europe, tout comme les Etats-Unis aujourd’hui, avait ainsi une mission providentielle, voire divine selon quelques-uns, à accomplir, qui séduit la plupart des courants de pensée des conservateurs aux socialistes. Jules Ferry parle de « devoir » et Rudyard Kipling évoque même le « fardeau de l’homme blanc ». Aujourd’hui comme hier, le problème vient du postulat de départ. « La politique étrangère des Etats-Unis a toujours reposé sur la conviction que la modernisation, l’occidentalisation et l’américanisation sont des bienfaits sans mélange, indispensables à l’instauration d’un ordre satisfaisant dans la société. », écrit William Pfaff (dans un article paru dans la revue Commentaire, n°98, été 2002). « La supériorité des normes et valeurs politiques du pays est considérée comme allant de soi ». A partir de là, ce sont aux autres de changer en adoptant le modèle qui a prouvé son efficacité.
Imposer la liberté ?
Cependant, l’Histoire a plus ou moins démenti ces idéologies utopistes et messianiques. A l’époque, les opposants au colonialisme sont d’abord la droite et les radicaux. A l’instar de Clemenceau, ils dénoncent le coût de l’entreprise. En Angleterre, les libéraux se rallient derrière l’économiste français J-B Say qui considère que le libre échange avec des Etats indépendants est plus profitable que l’exploitation coloniale. Petit à petit, l’anticolonialisme deviendra le chantre de l’idéologie internationale communiste. Le père du socialisme français, Jean Jaurès, lui-même évolue, il accepte au début la colonisation pour finir par la rejeter comme une contradiction majeure avec l’idéal socialiste.
Vouloir apporter la liberté aux peuples, quitte à le faire contre eux-mêmes. Imposer un modèle de société et de régulation parce que celui-ci a prouvé qu’il était le meilleur dans une partie du globe, n’est pas une justification suffisante ni la certitude qu’il fonctionnera aussi bien ailleurs. Ainsi, la tentation est grande de schématiser à outrance, et de se demander en quoi colonisation et libération diffèrent. Evidemment, sur la finalité. L’occupation de l’Irak par les Etats-Unis ne peut être que temporaire et vise au rétablissement de la pleine souveraineté de l’Etat.
L’intervention militaire et l’occupation d’un pays opprimé par un tyran sont-elle une libération ou un asservissement supplémentaire ? Plus d’un siècle après les grandes tribunes de Jules Ferry, la question divise encore. Dernière analogie : elle suscite des débats qui traversent les clivages politiques, jetant le trouble parmi les règles habituelles du jeu politique entre libéraux et conservateurs, radicaux, socialistes, intellectuels de gauche ou de droite.
________________
Robert Kagan, « Puissance et faiblesse », article paru dans la revue Commentaire, n°99, Automne 2002.
William Pfaff, « La politique étrangère américaine », paru dans la revue Commentaire, n°98, Eté 2002.