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Turquie : une justice expéditive

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La condamnation en Turquie de deux Kurdes vivant en Allemagne, au cours d’un procès d’opinion, comprenant maltraitance et accusations sans preuves, montre à quel point l’Etat de droit est bafoué à Ankara.

Les policiers qui ont réalisé l’interrogatoire de Mehmet Desde et Mehmet Bakir leur ont au préalable indiqué qu’ils ne savaient rien sur eux. Ce qui n’a pas empêché les deux Kurdes d’être considerés d’office comme suspects. Chacun d’entre eux était assis dans une pièce séparée mais la méthode était toujours la même. Yeux bandés, mains menottées, coups, maltraitances et toujours les mêmes questions : « Que savez vous sur le parti bolchevik du Nord Kurdistan turc ? »

Aucun d’entre eux ne savait quoi que ce soit sur cette organisation mais les policiers ne les ont pas crus. Parce que des tracts à l'enseigne de ce parti avaient été découverts à Izmir, les fonctionnaires cherchaient des coupables. La police était incapable de présenter la moindre preuve tangible. Elle a donc fabriqué les boucs émissaires idéaux.

Mehmet Desde et Mehmet Bakir sont tous deux Kurdes, originaires de Tunceli. Leurs pères font partie de la première génération de travailleurs immigrés ‘invités’ en Allemagne [‘Gastarbeiter’]. Leurs fils les ont ensuite rejoints à la fin des années 70. A l’époque, les partisans de droite et de gauche dans le pays se livrent à des altercations sanglantes auxquelles le putsch militaire de 1980 met un terme. Tunceli représente le fief des ‘gauchistes’. Un motif de suspicion supplémentaire.

Rencontrés par hasard

Avant l’affaire qui dure depuis plus de 4 ans, les deux mènent une vie normale en Allemagne. C’est en 2001 que Desde a pour la première fois la possibilité d’acquérir la nationalité allemande. Il travaille comme infirmier dans un hôpital de Landshut, habite un bel appartement et se dit fier de sa fille de 19 ans, Derya, qui vient d’avoir son baccalauréat et commence ses études en gestion d’entreprise.

De son côté, après cinq années de travail en qualité d’ouvrier spécialisé, Mehmet Bakir s’est installé légalement à son compte et publie, en tant que journaliste indépendant des articles essentiellement culturels. Sa femme -née en Allemagne et d’origine Kurde- et lui vivent à Berlin mais se rendent régulièrement en Turquie pour y faire des recherches et des reportages. Une demande de naturalisation est déposée devant les autorités de Berlin.

Après l’arrestation des deux ‘suspects’ en juillet 2002, les demandes de Desde et Bakir visant à prévenir l’ambassade allemande ou leur famille ainsi que leur droit à un avocat sont totalement ignorés, au mépris de la loi. Les policiers n’hesitent pas à les pousser à bout car ils espérent ainsi obtenir des aveux. Une confession que les forces de l’ordre ont déjà rédigée. Selon ce document, Mehmet Desde et Mehmet Bakir auraient des liens présumés avec le Parti bolchévik du nord Kurdistan turcet seraient responsables en outre, d’avoir supervisé un camp d’entraînement en Turquie.

Il est vrai que Desde et Bakir avaient fait connaissance, tout à fait par hasard, lors de vacances sur la côte turque. Mehmet Desde venait juste de perdre son père et s’était rendu dans une ville proche de Denizli afin de s'occuper des obsèques. C’est sur la plage de Kusadasi qu’il rencontre Mehmet Bakir, dont les parents possèdent une résidence secondaire à Altinoluk. En 2002, Desde retourne rendre visite à son ami et passer quelques jours de vacances accompagné de connaissances. C’est là que l’arrestation a lieu.

Une procédure de longue haleine

Lors de l’interrogatoire, les policiers deviennent fous de rage lorsque les prévenus refusent de signer les aveux. Obligé de se déshabiller, Mehmet Desde est roué de coups. Les policiers lui pressent les testicules et menacent de l’encimenter dans un tonneau avant de le jeter à la mer. C’est seulement après 4 jours de mauvais traitement que les prévenus sont présentés à un juge d’instruction. Ils passent les 6 mois suivants en détention préventive.

Mehmet Desde passe 4 mois dans une cellule individuelle du quartier de haute sécurité de la prison de Buca, près d’Izmir. Mehmet Bakir est relâché après l’audition puis se voit de nouveau arrêté le 1er août 2002 alors qu’il s’apprête à repartir pour Berlin. Le tribunal l’accuse de tentative de fuite. Une très longue procédure commence.

Desde et Bakir sont d’abord accusés d’être membres d’une organisation militante de mouvance terroriste. Lors du procès, il s’avère que n’existe aucune preuve susceptible de leur attribuer cette appartenance, hormis un témoignage qui sera par la suite remis en cause. Quand bien même le tribunal lui-même est incapable de donner la moindre information sur l’organisation, ses juges décident au cours du procès de la décrire comme une ‘organisation idéologiquement ennemie de l’Etat mais n’ayant pas recours à la violence’.

Desde et Bakir sont condamnés en première instance par leTtribunal de la sécurité de l’Etat d’Izmir à 50 mois d’emprisonnement et une amende de 5 000 euros chacun.

Le cauchemar turc

Les deux prévenus gardent pourtant espoir en comptant sur leur possibilité de faire appel. La procédure d’appel est négociée auprès du Tribunal civil de grande instance d’Izmir, dans le cadre des réformes conclues en vue du processus de rapprochement avec l’Union européenne. Le procureur de la République lui-même plaide pour la relaxe en raison du manque évident de preuves. En vain.

Bien que le Consul général d’Allemagne mène en parallèle une action contre les policiers en raison des tortures exercées sur le citoyen allemand Mehmet Desde, les avocats de Desde et Bakir ne parviennent pas à obtenir la relaxe ou la levée de l’interdiction de quitter le territoire turc pour leurs clients. La neuvième chambre de la Cour de Cassation d’Ankara confirme en dernière instance la condamnation prononcée par la première juridiction le 26 décembre 2006.

Mehmet Desde et Mehmet Bakir sont donc condamnés à deux ans et demi d’emprisonnement pour appartenance à une organisation fantôme, prétendument ennemie de l’Etat. Ils n’ont aucune possibilité d’accomplir leur peine en Allemagne car ce délit n’existe pas au regard des lois allemandes.

Les policiers auteurs des tortures ont été relaxés en décembre 2006 en raison d’un ‘manque de preuves’. Pourtant, il existe un rapport détaillé sur les actes perpétrés sur Desde et Bakir, réalisé par la ‘Fondation pour les droits de l’homme’ d’Izmir. Dans le document, les médecins ont confirmé que Mehmet Desde a été torturé physiquement et psychologiquement et qu’il souffre encore aujourd’hui de douleurs caractéristiques comme maux de têtes et d’estomac, perte de sensation aux extrémités, épisodes dépressifs et cauchemars.

Mehmet Bakir est lui séparé depuis cinq ans de sa femme qui vit à Berlin. Celle-ci n’ose d’ailleurs pas se rendre en Turquie car, malgré sa nationalité allemande, elle reste d'origine kurde. Qui plus est, la demande de naturalisation allemande de Bakir a été invalidée en raison de sa longue absence. Il commence même à craindre que son permis de séjour ne lui soit pas renouvelé. Le cauchemar turc semble loin d’être terminé pour toutes les personnes concernées.

Mehmet Desde et Mehmet Bakir attendent désormais leur incarcération pour commencer à purger leur peine à Istanbul.

Translated from Zweieinhalb Jahre Hochsicherheitstrakt