Turquie et règlements de conte : Batman et les Kurdes, distants
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A Batman, ville du sud-est de la Turquie, 148 personnes ont été arrêtées, dont 42 enfants, que l'homme chauve souris ne viendra pas consoler. Explication de la lourde question kurde, entre conte de fées et compte de faits.
Vous connaissez l’histoire de la grenouille, de la princesse et du prince charmant ? Et bien il convient de rétablir la vérité sur ce conte candide mais mensonger. Ce que l'on ne raconte pas aux enfants, c'est que la princesse était tellement affamée qu'elle n'aurait en fait porté la bestiole à sa bouche que dans la tentative désespérée d'assouvir un tant soit peu son appétit. C'était sans compter sur le fait que le crapaud appartenait à la famille des bufo alvarius, espèce dont la peau visqueuse est capable, en cas d'anxiété, de sécréter un psychotrope hallucinogène à même de faire pâlir Bob Marley. Loin d'être alléchée par le gluant amphibien mais l'estomac néanmoins trop vide pour tergiverser éternellement, elle tenta d'engloutir d'une seule bouchée l'ignoble animal. Mais la couarde créature, voyant se rapprocher les canines de la demoiselle, se mit instantanément à transpirer de sa sueur hallucinatoire. A la microseconde où ses papilles rencontrèrent les pustules poisseuses, la princesse se mit en transe, sa bouche s'imbibant du douceâtre poison. Son imagination fortement inhibée par la drogue, un magnifique seigneur lui apparut subitement, chevauchant un fougueux destrier et lui faisant galamment et en toute hâte des promesses d'avenir, de royaume et de progéniture.
La « Colombie turque »
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Cette version saugrenue de la célèbre fable enfantine me fut en fait narrée un soir d'hiver par un jeune professeur d'anglais enseignant à Kızıltepe, ville du Kurdistan turc. Les amis de mon hôte sont Kurdes, Turcs, Syriens. C'est donc dans une cacophonie de différents langages qu'ils s'empressent de partager leur routine et leurs états d'âme, enchainant gaiement les cigarettes et les cannettes de bière. Peu d'entre eux sont en réalité comblés d'habiter dans la région. Les Kurdes protestent évidemment contre la conception kémaliste les réduisant à des « Turcs des montagnes », contre la présence perpétuelle de tanks dans les ruelles, contre l'emprisonnement régulier de leurs représentants politiques, contre la censure de leur langue et de leurs traditions. Quant aux autres, pour la plupart instituteurs, ils ont été envoyés en mission ici comme on expédie les jeunes enseignants français dans les ZEP. Puisqu'il apparaît impensable de laisser des professeurs kurdes enseigner dans leur propre bastion, le gouvernement se trouve en effet contraint de missionner dans la région des Turcs « pure souche », voire des Syriens, afin de promouvoir une éducation « turkisée », ou du moins « dékurdisée ».
Le séjour de ces professeurs au Kurdistan, s'il ne relève pas du calvaire, est toutefois souvent vécu comme une morne fatalité. Les uns rêvent d'un Kurdistan indépendant, les autres d'une mutation prochaine à Istanbul ou à Ankara, aucun ne semble se complaire dans le régime d'exception qui s'éternise depuis 1989. La petite communauté ne parvenant plus à noyer son ennui et sa rancune dans des litres d'Efes (marque de bière turc, ndlr), elle explique s'être finalement rabattue sur des produits plus forts, ainsi qu'en témoignent les volutes de fumée odorantes qui envahissent progressivement la pièce. Fier de ses plantations locales, le petit groupe éclectique s'engage même dans une promotion presque touristique de la fertile « Colombie turque ».
Batman et Zengin
Il existe au Kurdistan une fable moins stupéfiante, où il n'est plus question d'héroïne mais d'un héros, répondant au nom de Kawa. Dans des temps reculés, Zohak, roi chimérique du désert iranien dont chacune des épaules était affublée d'un serpent, exigeait qu'on lui concocte quotidiennement deux cervelles de jeunes garçons en guise de petit déjeuner pour ses reptiles. Les médecins chargés de ce travail boucher magouillèrent en réalité pour ne sacrifier qu'un éphèbe par jour, substituant l'une des deux cervelles par l'encéphale d'un mouton, et permettant ainsi au deuxième adolescent condamné de prendre ses jambes à son cou, avant qu'on ne lui torde. Au fil du temps, les jeunes fugitifs se rejoignirent dans les montagnes et ne formèrent plus qu'une communauté : le peuple kurde. Plus tard, Kawa, forgeron dont les seize premiers fils s'étaient faits happés par les vilaines vipères, voyant son dernier héritier se faire capturer, se rebella, destitua Zohak et organisa un grand feu de joie pour célébrer sa victoire. Depuis, la fête de Newroz commémore à chaque printemps ce triomphe de la liberté sur la tyrannie et la survie d'un peuple kurde qui n'a cessé de s'indigner et de lutter pour son émancipation.
Cette année encore, les autorités politiques ont censuré le nouvel an kurde, interdisant toutes les festivités, d'Istanbul à Diyarbakır (sud-est de la Turquie, ndlr). Chose tristement prévisible, la fête s'est rapidement transformée en émeute. A Istanbul, Haci Zengin, représentant du BDP, a été tué par un tir tendu de bombe lacrymogène reçu directement en pleine tête. A Cizre, un policier a succombé après avoir reçu un tir de fusil d'assaut de la part d'un manifestant.
Tiraillée entre soif d'agir et nonchalance toxicomane il est difficile de deviner si le prochain chapitre de l'histoire de la jeunesse kurde sera celui d'un conte de fées ou d'un conte de faits. Les nouvelles générations parviendront elles à faire s'envoler en fumées ces animosités communautaires ou s'engageront elles dans un engagement politique plus périlleux ? A Batman, ville du sud-est de la Turquie, 148 personnes ont été arrêtées, dont 42 enfants, que l'homme chauve souris ne viendra pas consoler. Règlement de contes à suivre donc.
Photos : Une (cc) andybrannan/flickr Texte : Princesse-grenouille : totallysevere/flickr, Kurdistan : kurdistan4all/flickr, nlewis039/flickr Vidéo (cc) euronewsfr/YouTube