Tunis, capitale des centres d'appels
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Florence BAUMIERLes tunisiens, peuple des centres d'appels ? Avant-poste offshore du prolétariat cognitif ? Il existe actuellement près de quatre cents centres d'appels dans la capitale de l'État d'Afrique du Nord. Les sièges des multinationales de la communication et des entreprises locales visent le marché européen. En arrière-plan, précarité, instabilité et concurrence internationale. Un reportage Q Code Magazine.
Leila reste silencieuse quelques secondes, gagne du temps avant de commencer à réciter le scénario qu'elle connaît par cœur : « Je suis Juliette et je vous appelle pour vous proposer un panier de produits de... ».
Elle n'a pas le temps de terminer sa phrase que la femme raccroche. La Méditerranée les sépare. Leila est tunisienne, de longs cheveux noirs lui tombent dans le dos, tandis que ses yeux perçants sont soulignés d'un trait de kajal noir. Elle parle arabe, français et anglais. Elle vient de quitter l'Université de Lettres et depuis quelques mois, travaille dans le domaine du télémarketing pour une société suisse de cosmétiques.
« Psychologiquement c'est frustrant, je sors avec les oreilles qui bourdonnent. J'ai commencé à souffrir d'insomnie à cause de ceux qui me raccrochent au nez », sa voix craque, peut-être de colère, peut-être d'une résignation mal dissimulée. « Ils me paient sept cents dinars par mois, moins de deux cent cinquante euros ».
L'Eldorado des centres d'appels
Dans les zones industrielles de Charghia et Lac de la capitale, on retrouve des multinationales du marketing telles que la française Teleperformance, l'américaine Concentrix ou encore Nexus Contact Center, qui ont des bureaux en Tunisie et en Roumanie, mais des clients de pays francophones et d'Italie. À leurs côtés, des entreprises nationales telles que PhoneAct et Tricom.
Le coeur de la ville, quant à lui, regorge de micro-centres, souvent informels, logés dans les bâtiments de style art nouveau du début du XXe siècle, aux côtés d'entreprises de taille moyenne - dans le quartier Montplaisir - où le gris des bâtiments à l'esthétique fordiste déteint même sur le ciel.
PhoneAct n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Il est l'un des principaux opérateurs du Maghreb avec six cents personnes employées et des clients tels que Renault, Samsung et Manpower.
À l'instar d'autres grands groupes présents à Tunis, il couvre un large éventail d'activités dont les paiements à distance, le service après-vente par téléphone, email et chat, le télémarketing et les enquêtes de satisfaction client. Peut-être faudrait-il l'appeler « l'économie des petits boulots », mais à Tunis cette frange de la post-modernité recueille l'enthousiasme résigné des jeunes chômeurs, 36% du total. Surtout parce que les salaires proposés par les multinationales, aussi bas soient-ils, restent compétitifs : un greffier gagne sept cent cinquante dinars par mois.
Il semblerait donc qu'il n'y a pas un diplômé d'études secondaires ou universitaires qui ne passe pas par les centres d'appels. Un français parfait ou la connaissance d'autres langues, l'anglais et l'italien en premier lieu, suffisent pour trouver facilement du travail. Le stress lié à la performance dans les grands open-space et les opportunités de carrière limitées signifient que le roulement est constant. Comme chez McDonald's.
Sur les sites en ligne, lesgrands groupes investissent dans la construction d'une image de marque gagnante. Teleperformance fait miroiter des opportunités de carrière dans un environnement jeune et dynamique, se vantant d'être « le leader mondial de la gestion de l'expérience client multicanal ».
Présent dans le pays depuis 2000, il emploie six mille personnes dans les cinq centres d'appels de Tunis et Sousse. La multinationale a reçu le prix du meilleur lieu de travail en Tunisie en 2019 et le meilleur employeur pour la deuxième fois consécutive, ainsi que le label Aon Hewitt Global Best Employers en 2018.
« J'étais censé rester trois mois mais en fait, ça fait déjà dix-huit. »
En parlant avec les employés à la sortie, au-delà des portes de TP (Teleperformance), les critiques se multiplient. « J'étais censé rester trois mois mais en fait, ça fait déjà dix-huit. » Amine a vingt-huit ans, une peau bronzée et quelques cheveux blancs qui le font paraître plus vieux. « Ici, vous ne faites pas carrière, vous travaillez pour sept cents dinars par mois parce que vous n'avez pas le choix ».
Amine travaille à temps partiel, vingt-huit heures par semaine. Plus précisément quatre jours pendant sept heures d'affilée. Il est conseiller technique de SFR, troisième opérateur téléphonique du marché français qui, comme d'autres, a décidé de délocaliser son service après-vente.
Il répond à ceux qui souhaitent résilier un contrat, réactiver un routeur à distance ou simplement se plaindre de la connexion. La pression est constante : « Parfois, je sens mon cerveau se détraquer et cesser de répondre. Je reste à regarder l'écran de l'ordinateur pendant quelques minutes, puis je recommence. » Autour de son cou, il porte le badge de l'entreprise, d'un fuchsia tape-à-l'œil comme le logo TP.
« Dans ma vie j'aurais aimé faire autre chose »
Au moment où nous parlons, un homme de soixante-dix ans environ s'approche en boitant. Amine lui tend un dinar et le vieil homme remercie en se tournant vers le ciel, Hamdoullah, - Dieu merci. « Mais à Tunis, continue Amine, nous les jeunes restons 'nickel' », brillants comme l'acier inoxydable. Maintenant, ses yeux brillent, et un air désinvolte et légèrement enfantin se dégage sous ses cils épais.
« Peut-être que quelqu'un te dira le contraire, que chez TP on gagne plus que la moyenne et c'est un travail à long terme. Mais moi, tu vois, dans la vie, je voulais faire autre chose. Je suis ingénieur du son, mais il est même difficile de trouver un simple stage ici » - il répète, en ouvrant les épaules et en levant les yeux - «TP, inshallah, ce ne sera qu'une étape ».
Un pays endetté, entre précarité et concurrence mondiale
HP, la fameuse marque informatique, a choisi de s'implanter en Tunisie plutôt que de s’en remettre à la sous-traitance. Le siège tunisien, dans un immense bâtiment de verre et d'acier de la zone industrielle de El Ghazela, se voit confier les fonctions marketing et après-vente.
Les employés offrent une assistance technique en anglais, italien et français. Si vous ne parvenez pas à connecter votre imprimante à Milan et que vous décidez d'appeler l'assistance téléphonique, il y a de fortes chances que l'on vous réponde d'ici. Un choix similaire a également été fait par Lycamobile, qui gère la relation client sur les marchés italien et espagnol depuis Tunis.
« Nous devrions nous demander où s'inscrit la Tunisie dans la division internationale du travail »
Selon l'économiste Abdeljelil Bedoui, président du Forum tunisien des droits socio-économiques, l'écart entre les dynamiques de production et celles du marché du travail s'est exacerbé. Face à un nombre toujours plus élevé de diplômés, les emplois créés sont souvent précaires et peu qualifiés. « On devrait opter pour un modèle alternatif, dépassant la loi 93 sur les investissements qui établit la neutralité de l'État et l'abandon des politiques sectorielles ».
Il est difficile de dire pourquoi la Tunisie est devenue le pays des centres d'appels, mais sans aucun doute, l'indifférence de l'État vis-à-vis de la nature de l'investissement, pris en étau entre un taux de chômage élevé et une forte dette extérieure, y a contribué.
« Il faut se demander où la Tunisie s'inscrit dans la division internationale du travail, poursuit Bedoui, si elle n'attire les multinationales que pour le faible coût de la main-d'œuvre, d'ailleurs non justifié par une différence de productivité par rapport aux pays européens ». Il poursuit : « Dans les centres d'appels, le savoir-faire technologique est faible, de sorte que le capital investi peut être amorti en peu de temps. Cela accentue la concurrence entre les pays et la précarité des travailleurs, car il est facile de fermer un bureau et de le rouvrir ailleurs ».
Pour attirer les investissements étrangers, dans la jungle de la concurrence mondiale, l'État tunisien exonère les entreprises d'impôt pendant dix ans. De tels avantages fiscaux, dans un pays très endetté, montrent le besoin de travail.
D'ailleurs, la stabilité ne semble pas à sa place. Depuis le 14 janvier dernier, anniversaire de la révolution qui a renversé le régime de Ben Ali il y a dix ans, en 2011, la capitale a été le théâtre de violentes manifestations, dans les quartiers populaires du centre et dans l'immense banlieue de Ettadhamem. Un quartier nommé « solidarité » en arabe - qui ressemble à celui de Scampia à Naples avec ses dortoirs, le chômage et la petite criminalité.
Dans un monde globalisé qui exploite le potentiel des territoires, les centres d'appels de Tunis, avec les mini jobs et l’économie des petits boulots de l'Occident, agissent comme un tampon contre un malaise grandissant. Ils ne donnent qu'un répit temporaire à de nombreux jeunes qui voient s'étouffer leur désir de sortir du lot.
Cet article est publié dans le cadre d'un partenariat éditorial avec le magazine QCodeMag. L'article, réédité par la rédaction de Cafébabel a été initialement publié sur QCodeMag le 8 avril 2021.
Translated from Tunisi capitale dei call center