Tony Canto : « Oui, je suis un sicilien »
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Auteur, compositeur, chanteur et musicien, Tony Canto est sicilien avant tout. Un personnage hybride, un peu Ulysse et un peu Don Quichotte, avec les pieds bien sur sa Terre. Son nouvel album Italiano Federale est une sorte de manifeste révolutionnaire pour les esprits et les oreilles.
Piazza Caprera, en cette fin de journée, est un havre de paix où seul résonnent les éclats de rire de deux amis qui s’apostrophent, les crachotements d’une vieille vespa et le tintement de tasses de café ou de verres de vin. Les orangers en fleurs dans les jardins attenants exhalent leurs parfum doucereux… Fermez les yeux, et vous voilà sur la place d’un village en plein cœur de la Sicile. Assis à la terrasse d’un café, béret fiché sur la tête, Tony Canto arrive tout droit de Messine. Un look de saltimbanque, pantalon de toile, chemise de lin et bretelles, celui qui se décrit comme un « chansonnier », fait escale à Rome dans son expédition à travers « l’Italie fédérale ».
L'Italie fédérale, c'est comme la glace bouillante
Italiano Federale, le titre de son dernier album, explique-t-il, est l’expression d’une contradiction, un « oxymore ». Dire italien fédéral, c’est comme parler de « glace bouillante ». « C’est une façon ironique de souligner une absurdité politique à laquelle on veut nous faire croire » précise-t-il, d’une voix calme et posée, délicieusement teintée d’intonations siciliennes. Le terme de fédéralisme est aujourd’hui en Italie l’apanage du programme politique de la Ligue du Nord, parti prônant l’autonomie régionale, dans un pays divisé entre nord et sud. « Cela fait vingt ans qu’on nous raconte ces histoires, plus personne n’y croit » observe-t-il, à la fois lucide, amusé et désabusé. C’est cette absurdité, ces contradictions qu’il raconte dans ce disque.
Au moment même où nous parlons, à Lampedusa, extrémité isolée de la Sicile, des centaines de migrants débarquent sur les côtes européennes, gonflés d’espoir d’avoir posé le pied sur la terre promise, comme les Italiens qui, à l’époque de la grande émigration, abandonnèrent tout pour s’embarquer pour le nouveau monde. « J’ai voulu reproduire ce personnage », me dit Tony Canto en me montrant la couverture de l’album. « Tu vois, il est assis sur une boîte en carton comme les anciens émigrants sur les quais en attendant le départ des navires. Mais au lieu d’aller en Amérique, ce personnage va à Brescia, dans l’Etat de Lombardie-Vénétie…Et puis, j’ai même poussé le concept un peu plus loin… » Il tire alors avec un sourire malicieux le livret du disque : couverture violette granulée, et en inscription dorées « Passport Italiano Federale » (« Passeport italien fédéral »). « Tu vois, c’est comme s’il fallait un passeport pour voyager d’une région à l’autre de l’Italie aujourd’hui ». Au moment même où nous parlons, l’Europe ergote sur la validité des permis de séjours humanitaires à l’intérieur de l’espace Schengen…
« Le Sicilien à l'étranger est un Ulysse qui veut rentrer à Ithaque »
Voyager librement oui, mais quitter sa terre, non. Tony Canto est catégorique : « nun mi ni vaju », en sicilien dans le texte, un des titres de l’album Italiano Federale. « Je ne bougerai pas » insiste-t-il. L’explication, on la trouvera dans les paroles de l’autre chanson phare du disque, Il Superstite. « Les Siciliens se lamentent beaucoup, on dit toujours qu’en Sicile rien ne fonctionne, que tout est difficile… Les Siciliens à l’étranger font semblant d’être bien, mais la plupart ne cessent de dire que quand ils seront vieux, ils rentreront mourir sur leur Terre, la Sicile ». Son regard se perd alors un peu dans le vague, l’œil brillant, il poursuit : « Le Sicilien à l’étranger est un Ulysse qui veut rentrer à Ithaque, c’est un Don Quichotte. Le "superstite", le survivant, c’est celui qui a réussi à trouver le versant ironique de la vie, à rire des difficultés de la vie quotidienne… et en ce sens, moi je suis le "superstite" ».
Tony Canto est à la fois musicien et cantautore, pour lui, c’est un peu comme être un « carbonari », un membre de cette société secrète du XIXe à Naples, qui contribua a l’unité de l’Italie. « Au fond mon disque est très garibaldien » reconnaît-il, même s’il promet que c’est un pur hasard que cet album soit sorti juste quelques jours après le début des célébrations des 150 ans de l’unité italienne. Un peu carbonari, un peu « global siculo » (« global sicilien », ndlr), Tony Canto est un révolutionnaire de l’ombre dans le paysage musical italien. A la guitare, au piano, avec une plume dans la main, il a collaboré comme musicien, auteur, arrangeur, producteur, avec Toto Cutugno, Joe Barbieri, Mario Venuti, Patrizia Laquidara, Alessandro Mannarino… Trop souvent retiré dans les coulisses, avec ce troisième album, il laisse soudain exploser ce qu’il a mûri pendant des années, sans limites ni dans les mots, ni dans les mélodies. Italiano Federale s’achève sur le titre Ti amo Italia, « un hymne à la contradiction de ce pays ». « Dans la chanson je fais référence au fait que d’un côté l’Italie envoie des soldats pour des missions de paix, se targuant d’exporter la démocratie et puis ensuite elle prêche la haine et l’intolérance à l’intérieur même du pays ». Il remet son béret en place et reprend : « L’Italie est un pays plein de contradictions, mais en réalité, ce sont des contradictions induites par des messages médiatiques, parce que les Italiens fondamentalement ne sont pas comme ça ». La nuit est tombée, Piazza Caprera, Tony Canto, ménestrel du vingt et unième siècle, doit poursuivre sa route. La guitare sur l’épaule, il s’en va chanter dans une petite salle de la capitale, tout son amour pour cette Italie, si belle et si contradictoire à la fois.
Italiano Federale, produit par le label romain indépendant Leave est le troisième album de Tony Canto, après Il Visionario et La Strada.
Photos : Toutes les photos sont publiées avec la courtoisie de Tony Canto