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TODOROV : "LA mémoire s'impose, surtout en Bulgarie"

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Babel Sofia

Sofia

A l’occasion de l’anniversaire de la fin de la Seconde Guerre Mondiale ainsi que de la Journée de l’Europe - le 9 mai, Cafébabel Sofia a interviewé Antony Todorov, professeur de Sciences Politiques à la Nouvelle Université Bulgare. 
Est-ce qu’aujourd’hui le devoir de mémoire s’impose plus qu’avant ?

Tout d’abord rappelons que le 9 mai, c’est la fin de la guerre seulement en Europe, puisque la Seconde Guerre Mondiale en elle-même continue encore à ce moment-là, pour se terminer le 2 septembre. Elle a commencé d’ailleurs un 1er septembre. Mais revenons à l’Europe: je suis persuadé que le travail de mémoire s’impose d’avantage aujourd’hui, même si une longue période de 65 ans nous sépare de la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Pour ma génération, par exemple, la guerre est une histoire ancienne, et même pour la génération de mes parents, c’était une guerre qu’ils avaient vécue lorsqu’ils étaient adolescents, donc pas en tant que participants directs à cette guerre. Cet évènement nous paraît à tous très éloigné. Mais il faut dire que cette guerre a produit une véritable déchirure en Europe, entre évidemment les agresseurs et les agressés, entre les bourreaux et les victimes, mais aussi entre les vainqueurs et les vaincus. Également, et c’est là qu’était le paradoxe, parce qu’après la guerre commençait une Guerre Froide qui, de fait, était une fracture tout à fait différente opposant d’anciens alliés, étant donc encore moins compréhensible pour les générations de l’après guerre.

C’est dans ce cadre que, je pense, le travail de mémoire s’impose davantage, et surtout en Bulgarie. La Bulgarie était alliée de l’Allemagne nazie, ce que certaines élites politiques et même intellectuelles semblent oublier aujourd’hui dans ce pays, comme si la Bulgarie était un pays plutôt neutre, qui semble t’il était agressé par les soviétiques en 1944 qui l’ont ensuite occupé. Donc en toute innocence la Bulgarie a, et cela est un fait majeur, sauvé les juifs se trouvant sur le territoire de l’ancien royaume bulgare, tout en collaborant avec les autorités nazies pour déporter tous les juifs des territoires occupés, « nouvellement réunis », de la Grèce du nord et de la Macédoine. Il y a donc de nombreux points qu’il faut rappeler à l’heure actuelle car les nouvelles générations ne connaissent pas en détail, ne savent pas, ne se rendent pas compte. Et pourquoi ce travail de mémoire ? Afin de rappeler que la Bulgarie a été vaincue parce qu’elle avait pris le mauvais parti, alliée à l’Allemagne nazie. Tout ce qui s’est passé avec la Bulgarie après la fin de la guerre en Europe, c’est aussi le prix à payer pour ce choix, qui était un choix politique volontaire, et non sous pression. Rappelons que la Bulgarie a adhéré au Pacte tripartite en mars 1941, après avoir longuement hésité car l’élite politique était incertaine, mais rappelons le aussi, en décembre de la même année, le gouvernement proposait à l’Assemblée, laquelle acceptait avec acclamations, de déclarer la guerre aux Etats Unis et au Royaume Uni. Il n’y avait là aucune pression, c’était un choix volontaire, dont le prix à payer aujourd’hui est de se demander : si ce choix volontaire était un mauvais choix, quelle était, à cette époque, l’importance de la Résistance anti fasciste ?

Celle-ci était dominée à l’époque, et la Bulgarie en ce sens ne faisait pas exception, par les communistes, lesquels sont venus au pouvoir dans les années 1940, après la fin de la guerre. Aujourd’hui, en rejetant le communisme de type soviétique comme système politique, on rejette aussi toutes les valeurs et tout le sens de cette résistance anti-fasciste. N’oublions pas que la résistance, partout en Europe, était l’alliée des Nations Unies, et qu’elle était souvent communiste, mais pas toujours, comme en France ou en Pologne. Il faut donc aujourd’hui, en Bulgarie, repenser cette Résistance, se dire que même si, après, les communistes ont beaucoup détérioré son image, les gens qui y participaient étaient mus par des valeurs démocratiques et humanistes, voulant se débarrasser de la sinistre machine nazie.

Parmi ces humanistes communistes qui étaient dans la Résistance, une bonne partie a été persécutée ou tuée par le régime communiste qui a suivi. Dans les années 1990, le fantôme de la guerre et le nationalisme extrême étaient reliés aux Balkans de l’ouest. Aujourd’hui, les Balkans ne sont pas en marge d’un tel mouvement, mais cela apparait comme une caractéristique européenne. Comment analysez-vous le fait que la première grande crise ayant un impact psychologique et social foudroyant en Europe mène à un mouvement populaire très similaire à celui des années 1930 : sentiment désabusé envers la démocratie des jeunes qui adhèrent à des causes nationalistes extrêmes, ce que l’on voit aujourd’hui en Italie, en Hongrie, ou en Bulgarie…

Le nationalisme extrême doit être définit, car les nationalismes ont des visages différents. Le nationalisme extrême n’est pas loin du racisme, dès que l’on voit ou explique le national dans le cadre du biologique. Nation et race s’y recoupent, on regarde les autres « minorités ethniques », qui parlent une autre langue ou ont une autre religion, comme une « race » différente biologiquement. Le nationalisme extrême n’est pas loin de la doctrine nazie. Celui d’aujourd’hui s’autolimite et évite s’employer des termes racistes, à cause de l’effondrement du nazisme et de sa dé-légitimation. On retrouve néanmoins parmi les nationalistes extrêmes d’aujourd’hui pas mal de néo-nazis ou de gens qui croient, même à l’heure actuelle, en cette doctrine raciale.

Mais revenons un peu sur l’exemple de l’ex-Yougoslavie. On voit à quel point le nationalisme extrême peut ravager tout un pays, peut être le plus occidentalisé du monde communiste, qui aurait pu être le plus facilement intégré dans l’Europe en 1989 ou 1990. Il est aussi intéressant de voir à quel point l’Europe a mal identifié le risque et a mal réagi, car quand elle s’est engagée au sujet du Kossovo en 1999, sa réponse était à la fois très tardive et très mal conçue, identifiant un nouvel Hitler dans les Balkans en la personne de Milosevic. Toutefois, la plus grave erreur de l’Europe fut en réalité au tout début, en reconnaissant les petits nationalismes de l’ex-Yougoslavie et, arguant que cette construction était artificielle, de soutenir l’autodétermination des peuples – Slovènes, Croates, etc… Comme si, aujourd’hui, on n’avait pas dans notre héritage humaniste et démocratique l’idée d’une cohabitation des différentes ethnies et nations dans un même Etat démocratique, de Droit. C’est donc là que l’Europe a très mal réagi.

Prenons la crise actuelle, profonde crise financière et économique qui frappe tout le monde. N’oublions pas qu’à l’origine de cette crise se tient une très longue politique, non de libre échange, mais néolibérale à l’extrême qui était basée sur une croyance, sorte de religion moderne du marché, comme si le marché, prodigieusement et automatiquement, produisait des équilibres légitimes et acceptés par les populations. Mais pas du tout, évidemment, d’où cette crise qui produit des effets mettant en cause une formule gouvernementale qui s’était instaurée en Europe occidentale après la Seconde Guerre Mondiale, et après 1989 en Europe Centrale et Orientale : la démocratie représentative libérale basée sur l’Etat de Droit. En effet, cette notion était tellement mariée avec le système économique libéral que, lorsque le modèle économique est tombé en crise, certains ont pensé à remettre également en question la démocratie et l’Etat de Droit pour revenir à des pratiques différentes, plus autoritaires, d’exclusion des immigrés « qui pèsent sur le marché libre du travail », de prohibitions culturelles de pratique des différences. Ceci est très confus mais en même temps, comme on l’a vu récemment en Belgique avec l’interdiction de la burqa, peut proliférer. Il s’agit d’un Etat de Droit laïque, donc se devant de rester sans religion officielle, ce qui ne veut pas dire que la laïcité peut produire une sorte de vision autoritaire unique des pratiques culturelles, car c’est incompatible avec l’idée de l’Etat de Droit.

antoni_perrineau.jpgAntony Todorov, avec Pascal Perrineau lors d’un débat à Sofia sur les extrêmes droites en Europe (photo : © Alexandre Nedeltchev)

Si on revient aux mouvements ultranationalistes d’extrême droite, dans la plupart des cas, dans les pays comme la Hongrie ou les Pays Bas ou, dans une moindre mesure, la France, l’Italie, la Bulgarie ou l’Allemagne, c’est un phénomène qu’il ne faut pas négliger, même si pour le moment cela reste relativement limité. Si on fait des pas en arrière, en acceptant des concessions sur n’importe quel terrain attaqué par ce genre de mouvements on ne pourra plus s’arrêter. Il faut le dire, c’est une expression contemporaine du fascisme dans le sens le plus large du terme : mouvement autoritaires qui mettent en cause les libertés démocratiques, l’égalité entre les citoyens et tout cet héritage de la grande victoire de 1945.

Vous avez mentionné la Belgique : on y voit également une communauté politique flamande qui, au nom du libéralisme, aspire à l’exclusion non seulement des immigrés mais aussi de l’autre grande communauté du pays : les Wallons. Symboliquement, autour du siège de l’Europe il se passe des choses qui auraient révolté des intellectuels libéraux des années 1990. On parle parfois de « balkanisation de l’Europe » : qu’en pensez-vous ?

Il est vrai que cette façon de voir les choses, ainsi que ses effets, on été vus déjà en ex-Yougoslavie. Que veut dire accepter que les entités souveraines se basent sur les revendications ethniques ou ethno nationales ? Pourquoi n’accepte-t-on plus que les communautés ethniques différentes puissent vivre dans un même Etat ? C’est exactement la même chose : penser que les Croates doivent vivre séparés des Serbes, inventer les Bosniaques comme une ethnie religieuse parlant la même langue que les autres, c’est entrer dans un processus problématique et plein de dangers. Pour la Belgique : expliquer que les Wallons et Flamands ne peuvent plus vivre ensemble car ils sont Wallons et Flamands revient vraiment à la fin du 19e, début du 20e siècle. C’est pire qu’une « balkanisation » car les peuples balkaniques, ou du moins une grande partie, se rendent compte que ce qui a été fait était une grave erreur. Les peuples balkaniques ne veulent plus se « balkaniser », ils aspirent à devenir des peuples européens des Balkans.

Quand on voit se qui se passe en Belgique, c’est effrayant, alors que dans sa construction l’Europe est absolument le contraire : supprimer les frontières pour que les communautés puissent vivre dans un espace commun, ensemble. Prétendre en même temps qu’il faut soutenir toute forme de revendication ethno-nationale n’a pas de sens, c’est le contraire du grand projet européen. Cela va faire éclater l’Europe si on accepte. Je trouve que, dans ce contexte, la Bulgarie, en dépit de toutes les difficultés pour l’accession à l’UE, en tant que société multiethnique et multiculturelle a su pour le moment bien s’en sortir en trouvant des formules pour éviter de tomber dans d’infernales guerres ethniques. A ce sujet, l’élite politique de même que la société bulgare ont fait preuve d’une certaine sagesse et responsabilité politique.

Est-ce-que justement le fait que la Bulgarie s’en sorte bien n’est pas dû, comme par exemple pour le cas de l’Espagne ou de la Serbie, au fait que des crimes ethniques ont été perpétrés dans l’Histoire récente lors de l’épuration ethnique des Turcs dans les années 1980 ?

On peut certainement dire que cela a un rôle à jouer, en effet. Mais ce sont quand même des cas assez différents, car en Espagne il y avait une guerre civile et la Yougoslavie subissait une véritable guerre d’épuration ethnique. En Bulgarie il y avait aussi un crime, le « processus de régénération nationale », mais ce crime là avait été tout de suite, après le début du changement, rejeté par l’ensemble de la société, y compris le parti communiste encore au pouvoir. Cette décision, qui a provoqué des réactions nationalistes très fortes, allait de pair avec ce mouvement de démocratisation qui naissait fin 1989. Les élites politiques bulgares ont fait des choix pendant cette transition, certains étaient raisonnables, et c’est peut-être là l’une des raisons pour lesquelles le nationalisme exacerbé, radical, est resté tout au long de la transition marginalisé, et aucun des camps politiques ne lui a laissé beaucoup d’ouverture. Sauf que l’apparition d’Ataka a fait figure de nouveauté, tenant des propos que l’on pensait non seulement interdits, mais surtout oubliés pour toujours. . Il est extrêmement étonnant de lire les livres de Volen Siderov du début des années 2000, prônant un nationalisme anti-Turcs et anti-Tziganes que l’on n’aurait jamais pu imaginer. Mais en même temps, même si une fraction de la société était et reste toujours sensible à ce genre de propos, je trouve que l’autre partie de la société, la plus grande, y reste de moins en moins réceptive.

On assiste actuellement à une radicalisation incontrôlée des jeunes : quid des futures générations, celles qui reprendront demain le paysage politique ?

C’est pour cela que je maintiens qu’il faut faire un effort de travail de la mémoire, qui n’est pas simplement quelque chose qu’on transmet en famille ou via des manuels. Il faut un effort considérable car les jeunes d’aujourd’hui n’ont ni connu la Seconde Guerre Mondiale ni cet épisode des années 1980, ni même les débuts de la transition démocratique, ni les grandes crises comme en 1997. Pour eux, tout commence aujourd’hui, tout est une histoire inconnue tant que tous – parents, école, intellectuels, médias – ne rappellent pas ce qui s’est passé et ne leur expliquent pas les leçons que la société bulgare en a tiré. Si pour moi ces expériences avec le rapport ethnique en Bulgarie représentent une leçon d’histoire importante mais que je ne les utilise pas et ne les raconte pas, elles resteront inconnues pour les jeunes. Ces derniers sont de nos jours fragiles vis-à-vis d’idéologies ultranationalistes, car ils ne comprennent pas combien cela a couté à la société bulgare d’éviter une véritable guerre civile. Ils ne connaissent pas non plus les guerres en ex-Yougoslavie, pour eux cela est très lointain, ils ne connaissent pas le coût de cette expérience. Pour moi, le véritable travail de mémoire doit continuer avec encore plus d’efforts qu’auparavant.

La construction Européenne se voulait réconciliatrice des revendications nationalistes ; ne fait-on pas un pas en arrière à l’heure actuelle avec la proposition de référendum, portée par VMRO, contre l’entrée de la Turquie dans l’UE ? Ce pays est en effet une sorte de bête noire pour une partie des Bulgares ; pensez vous que cela est réversible ou que cela s’inscrit dans un mouvement plus large au niveau européen ?

Je pense que c’est réversible : il est dangereux de produire aujourd’hui un nouvel ennemi européen. On n’insiste jamais assez sur le fait que l’Europe soit une société multiculturelle et multi-religieuse, basée sur le principe de l’Etat laïque permettant à tout le monde de pratiquer son culte. On détruira donc l’idée de l’Europe si on lui permet de devenir un ensemble de nationalismes chrétiens réunis pour se combattre l’un l’autre.

Parlons de la Turquie contemporaine. Ici en Bulgarie, on reste pour le moment très provinciaux, on connait très mal nos voisins et on ne veut pas voyager pour les connaitre. J’ai tellement d’expérience avec des jeunes, des étudiants, qui me disent « aller à Bucarest ? A Istanbul ? Pour quoi faire ? ». Ils préfèrent aller à Paris, Bruxelles, en Allemagne ou en Espagne. Cette méconnaissance du voisin produit des préjugés et les stabilise. Quand on ne connait pas la Turquie contemporaine, on peut accepter n’importe quel discours soutenant que c’est un pays arriéré, qui n’est pas prêt à être membre de l’UE, etc… Mais quand, avec un groupe d’étudiants, ma femme qui enseigne l’histoire de la culture, est allée voir une exposition de Dali dans un centre moderne d’Istanbul, la plupart des étudiants étaient absolument ahuris et étonnés de voir que, à côté de chez nous, il y a une métropole ultramoderne, ultra-européenne, dont ils ne savaient rien.

Hristo Anastassov

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