Tilda Swinton: «Un geste humaniste. C’est ça, le cinéma»
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Elle a joué dans les derniers films de David Fincher, Jim Jarmusch ou des frères Coen… mais sa passion pour le cinéma l’emporte à nouveau vers l’Ecosse, sa terre natale, où elle co-organise un festival de cinéma mobile hors du commun. Interview.
« Si cette semaine était crevante, c’est parce qu’on a vu trois chefs-d’œuvre par jour ! »
D’un côté, une actrice « oscarisée » en 2008 pour son rôle dans Michael Clayton. De l’autre, un écrivain et journaliste, ancien directeur du festival du film d’Edimbourg. Tilda Swinton et Mark Cousins ont imaginé un hommage au cinéma unique en son genre : la traversée de l’Ecosse d’Est en Ouest, avec un camion magique, qui se transforme à la nuit tombée en salle de projection. Durant la première semaine d’août, ce « Pilgrimage » ou pèlerinage, s’est arrêté dans de minuscules villages écossais, au bord du loch Ness, sur le parking d’une école, pour présenter au public quelques chefs-d’œuvre du 7e art. Rencontre, au milieu d’un champ, avec deux mordus de cinéma.
Derrière ce festival ambulant que vous avez dédié au cinéma, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a une bonne dose d’activisme. Le terme convient-il, ou est-ce trop politique ?
Tilda Swinton : Non. C’est exactement ça. De l’activisme.
Mark Cousins : Plus jeune, nous avons manifesté contre la politique de Margaret Thatcher, en scandant « Maggie dégage ! » dans les rues. Nous manifestions « contre » quelque chose. Aujourd’hui, nous manifestons « pour » quelque chose : le cinéma.
T. S : Ici, nous sommes tous des activistes. Tous les pèlerins. Regardez toutes ces pancartes sur lesquelles on peut lire les noms de Kurosawa ou de Cyd Charisse, les citations de Robert Bresson sur le cinéma. Il y a les danses et la musique avant chaque séance, et puis ce drapeau, « State of cinema ». C’est une manière hyperactive de vivre cet art.
M. C : La manière de voir un film y est complètement transformée. J’ai vu La nuit du chasseur une dizaine de fois. Pourtant, lorsque nous l’avons projeté à Dores [l’une des étapes du cinéma itinérant, ndlr], je n’avais jamais vu ni entendu de telles réactions de la part d’un public. Lorsque Lilian Gish a pointé son fusil sur Robert Mitchum, les spectateurs ont applaudi et crié !
Chaque soir, sur le chemin du convoi, on ressentait une excitation enfantine à se faufiler à l’intérieur du camion. Avez-vous eu conscience de cette innocence qu’ont éprouvée les spectateurs, comme s’ils retournaient à des sentiments authentiques ?
T. S : Lors du premier festival, à Nairn [petite ville d’Ecosse, située sur la côte Est, où l’actrice habite] l’an dernier, c’est ce que nous ont dit les spectateurs, notamment les plus âgés : « Je ne me suis jamais senti comme ça depuis l’enfance ». Le rapport que nous avons voulu mettre en place, Mark et moi, entre le festival et les spectateurs, c’est celui de la confiance. Les gens ne vont pas voir tel ou tel film parce que c’est la dernière réalisation d’untel, parce qu’il y a machin dans le casting ou parce que les critiques sont bonnes. Il n’y a pas un gramme de marketing autour des films. C’est une manière, je pense, de « ré-enchanter » notre rapport au cinéma, que l’on a perdu avec la pression que la vie exerce sur nous, individus.
Après l’activisme, il y a la communauté. Une quarantaine de pèlerins vous ont suivi tous les jours dans cette aventure.
T. S : L’idée de la communauté est à l’origine de tout ce que nous entreprenons, Mark et moi. J’irais même plus loin en disant qu’il y a quelque chose de spirituel dans tout ça. Le cinéma, c’est un business, mais c’est un business spirituel ! Non ? Il y a un côté rituel également, dans le fait même d’aller au cinéma, de s’asseoir, d’attendre que le film commence. Nous avons d’ailleurs choisi des films qui résonnent avec ça.
M. C : Toutes les enquêtes sociologiques sur le sujet disent plus ou moins la même chose : les gens sont de plus en plus isolés. Nous avons progressivement perdu l’habitude de partager, soit ce que nous possédons, soit ce que nous ressentons.
Comment avez-vous conçu la programmation, qui propose aussi bien La Nuit du Chasseur de Charles Laughton, qu’Au hasard, Balthazar, de Robert Bresson ?
T. S : C’est sans doute la chose qui a été la plus facile à faire. Ça nous a pris quatre minutes, à l’arrière d’une carte postale. Nous avons la tête pleine de films. Il y en a beaucoup que nous avons d’ailleurs laissé de côté. Si j’avais pu tous les montrer…
Tilda, votre Oscar a-t-il changé la donne ? A-t-il facilité l’organisation du « Pilgrimage » ?
T. S : Franchement, nous ferions ce festival avec ou sans mon Oscar. Mais l’avoir obtenu n’est sans doute pas inutile aujourd’hui ! Les grands médias nationaux et internationaux ont prêté attention à ce que nous avons créé ici. J’aime l’idée qu’une personne prenne l’avion pour Chicago, lise le Times, et entende parler du « Pilgrimage », du cinéma et de Nairn !
M. C : Bien sûr, nous avons toujours souhaité faire quelque chose de visible. Mais nous avons dit à tous les journalistes qui nous sollicitaient que nous ne répondrions pas à leurs questions s’ils ne venaient pas sur place, voir par eux-mêmes ce qui se passait.
T. S : Ils pensaient notamment que nous ne tirions le camion-cinéma que pour la photo… Mais lorsqu’ils ont vu ma tête, rouge et suante, après avoir tiré pendant presque un quart d’heure, ils se sont rendus compte que c’était loin d’être cosmétique !
Finalement, « l’Etat du Cinéma », existe-t-il vraiment ?
T.S : Il existe, il est tangible. Le cinéma est l’endroit auquel nous appartenons.
M. C : Pour des gens qui, d’une manière ou d’une autre, se sont sentis un peu différents, un peu à la marge dans leur enfance, comme moi, le cinéma est devenu un foyer. C’est l’endroit ou je suis né.
T. S : Un geste humaniste. C’est ça le cinéma. Quand je repense à tous les films que nous avons vus durant cette semaine incroyable, aux différentes traditions cinématographiques que nous avons approchées – qu’elles soient indiennes, chinoises ou britanniques – je pense au mot « rencontre ». Le cinéma a ceci d’incroyable qu’il nous permet de projeter notre vie et nos émotions sur l’écran, tout en nous en renvoyant de nouvelles. C’est un double mouvement : on sort de soi, on retourne à soi. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons choisi des films qui respirent, des films qui ont ces silences, cet espace nécessaire à la projection. A une époque où l’on favorise l’action, ça change ! Si cette semaine était complètement crevante, ce n’est pas tant à cause de l’organisation, mais c’est parce qu’on a vu trois chefs-d’œuvre par jour. Dans d’autres festivals, on peut voir quatre ou cinq films par jour, mais il n’y a sans doute qu’un chef d’œuvre par semaine. Le « pilgrimage », c’est un régime très riche.