Thérèse Clerc : Mamie fait de la résistance
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Thérèse Clerc, 60 ans de militantisme au compteur, 86 ans et toutes ses dents, nous a donné rendez-vous devant la maison des Babayagas, ces sorcières de la mythologie slave qui dévorent les enfants. Devant nous pas de bâtisse en pain d’épice mais la façade jaune et blanche d’un immeuble qui abrite 25 logements sociaux destinés à des militantes qui n’ont pas dit leur dernier mot.
Les cheveux relevés, pieds nus, le poignet lâché et la cigarette sur les ongles, on a à peine le temps d’admirer son profil égyptien, qu’elle attaque déjà. « On s’emmerde dans les maisons de retraite », râle Thérèse Clerc. Ici, pas de crapette ou de soirées bingo, le programme de la semaine, affiché dans le hall d’entrée, ferait même pâlir de jalousie un ministre. Diners, rencontres-débats, entretien avec une chorégraphe en vue qui veut les faire danser dans son prochain spectacle, les Babayagas ont la cote. Ça n’a pas toujours été le cas. « Il n’y a pas si longtemps un monsieur très poli, bien sous tout rapport, me disait : les vieilles, ça n’est plus très comestible. » La politesse ce n’est pas ce qui étouffe Thérèse Clerc : « de mon côté, j’ai toujours trouvé que les petits vieux puaient la pisse », balance-t-elle entre deux éclats de rire. Puis, plus sérieuse, « pendant cinq ans, j’ai accompagné ma mère, malade, vers la mort. Je travaillais, mes quatre enfants divorçaient, se remariaient, c’était le bordel. Ajoutez à ça 14 petits enfants et vous avez le tableau ». C’est parce qu’elle ne veut pas être plus tard un fardeau pour les siens, qu’elle imagine la maison des Babayagas, une communauté de petites vieilles basée sur l’entraide et l’auto gestion, en plein cœur de Montreuil, la proche banlieue parisienne.
Plus tatie Danièle que Sainte Thérèse
L’aspect militant suit tout naturellement. Le féminisme, la solidarité, la citoyenneté, l’écologie, la laïcité et l’autogestion, un seul de ces six principes fondateurs réussirait à jeter un froid chez les culs-pincés parisiens, mais ils enchantent les Babayagas, toutes militantes chevronnées. La mixité ? Pas au programme. Et ne venez pas leur parler de discrimination. « Qu’on ne vienne pas m’emmerder avec cette histoire », s’emporte Thérèse Clerc. D’autant, confie-t-elle à voix basse, qu’il n’est pas rare que ces messieurs s’invitent pour la nuit. Elle se penche vers nous, avec l’air malicieux de la grand-mère qui sait qu’elle va choquer : « les vieux corps aussi ont besoin de baiser ». Essoufflée par l’affront, Thérèse réajuste son chignon, se redresse. « Les femmes qui touchent une retraite 40% moins élevée que celle des hommes, elle est là la discrimination », tempête-t-elle en agitant les bras, et son parfum emplit la grande salle de réunion vide où nous nous sommes attablées.
Dans la maison, elles sont 7 à vivre en dessous du seuil de pauvreté. En tout, ce sont 21 femmes, entre 58 et 88 ans, qui se partagent les logements en fonction de leurs ressources. Certaines sont d’anciennes professeures, des artistes peintres, d’autres n’ont pas de diplômes. « Toutes sont cultivées et curieuses d’apprendre », insiste Thérèse Clerc. D’ailleurs, sur les 10 heures de bénévolat par semaine qu’elles s’engagent à faire en entrant dans la maison, certaines proposent de faire du soutien scolaire. « Mais ce n’est pas une raison pour penser que vous allez pouvoir nous refiler vos gosses tous les mercredis après-midi », précise notre Babayaga en chef, décidément plus tatie Danielle que Sainte Thérèse. Pour poursuivre par un trait d’esprit : « la vieillesse est l’âge de la liberté ». Des mamies lâchées en liberté ça donne ça : la mise en place d’une université populaire au sein de la maison, des projections de films ouvertes à tous, et surtout, surtout, une implication permanente dans la vie publique. « L’une d’entre nous est juriste. Même après des années de militantisme nous continuons de nous former aux subtilités du fonctionnement politique. » De la parité, qu’elles attendent toujours, à la gestion de la vieillesse qui, elles en sont sûres, sera le chantier de demain, tout y passe. Et quand il s’agit de défendre la validité de son projet, Thérèse donne des chiffres. Et devient technique. C’est qu’elle a dû se battre pour voir la maison sortir de terre. Pour cela elle est passée de la clandestinité des avortements pratiqués sur une table de cuisine, aux ors de la république. Décorée par Simone Veil, elle a reçu la légion d’honneur.
Une « utopie réaliste »
Elle ne fait pas l’unanimité pour autant. Au cours des 18 années qu’elle a passé à frapper à toutes les portes, 13 des 16 adhérentes historiques de l’association ont pris la tangente. Mais Thérèse est du genre bornée. On lui claque la porte au nez, elle rentre par la fenêtre. « Ce projet, il dérangeait, la communauté ne rentre dans aucune case », se désole-t-elle. À force d’acharnement, Thérèse se trouve de nouvelles copines, de « sacrées bonnes femmes » assure t’elle. Et on veut bien la croire. Ensemble, elles finissent par attirer l’attention des puissants, qui aujourd’hui les invitent à manger à leurs tables. En France, les projets sur le même principe se multiplient, Brest, Saint Brieuc, Lyon, Bagneux, la liste donne le tournis. Même en Europe, les Babayagas font des émules. D'ailleurs, elle nous laisse, elle doit aller récupérer une copine allemande à la gare, mais non sans un dernier conseil (le privilège du grand âge) : « l'utopie, c'est la politique de demain ».