Théâtre Yeses à Madrid: femmes, prisonnières et actrices
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Jessica Devergnies-WastraeteAu Théâtre Yeses, on ne fait rien comme les autres. Depuis sa directrice, licenciée en direction scénique et interprétation mais aussi fonctionnaire de prison, jusqu’à ses actrices, les détenues du centre pénitentiaire d’Alcalá de Henares de Madrid.
Et sur les planches, le stigmate de l'incarcération vécu par les filles Yeses devient un outil de création artistique, les aidant à reprendre peu à peu confiance en elles.
C’est l’heure de la répétition, mais la scène des membres du Théâtre Yeses est un peu particulière: il s'agit du centre pénitentiaire pour femmes d’Alcalá de Henares, à Madrid, dont l'ancien nom, Yeserías, a donné son identité à cette troupe hors du commun. Autour des détenus de la maison d'arrêt madrilène, des acteurs professionnels. Il faut remonter à 1985 pour trouver le prologue de cette représentation, lorsqu'Elena Cánovas, la directrice de la troupe, fonctionnaire à l’ancienne prison de Yeserías, proposa à la directrice du centre de l’époque de monter un atelier : « Toutes étaient à fond dans le projet, pleines d’espoir et avec peu de moyens, se rappelle Canovas. Je ne sais pas si nous étions conscientes de ce que cela représentait, mais nous étions optimistes pour le futur. Les nouvelles membres doivent savoir que ce qu’elles ont aujourd’hui, c’est grâce aux filles de l’époque qu’elles l’ont obtenu ». La directrice de la troupe se réfère aux bourses délivrées par la Direction Générale de la Femme de la Communauté de Madrid, qui les a aussi aidé à organiser une série de tournées dans les centres culturels de la capitale espagnole et ses environs.
« Remplacer la drogue par le théâtre »
Plus de mille femmes sont passées par la troupe Yeses ces 25 dernières années. Certaines ont obtenu un rôle court, à cause des transferts qu’elles effectuaient, ou parce qu’elles purgeaient de courtes peines. La troupe actuelle est composée d’environ 10 à 12 personnes : « Beaucoup trouvent dans les applaudissements la sortie d’un monde marginal dans lequel elles ne se sont jamais senties reconnues. Elles apprennent également que les gens de l’extérieur travaillent et qu’elles doivent apprendre à faire de même. C’est avant tout un moyen de socialisation. Je leur ai souvent conseillé de remplacer la drogue par le théâtre ». Outre la discipline, le travail d’équipe et la solidarité, les détenus d’Alcalé de Henares trouvent dans le théâtre une dose de confiance en elles : « Si tu ne crois pas en toi, il est impossible d’arriver à un résultat. Certaines arrivent parfois avec le moral dans les chaussettes et elles ressortent plus fortes. Ces filles ont besoin d’un espace de liberté, et le théâtre leur permet d’oublier un peu la prison ».
La tournée, avec ou sans menottes ?
En 1988, elles ont été sélectionnées par le syndicat UGT pour participer à la seconde Foire Culturelle du Monde du Travail. C'était la première sortie de la troupe dans le « monde libre ». Les filles y ont obtenu leur première reconnaissance à l'extérieur, le Prix d'Interprétation, et la Mention d'Honneur a été décernés à toute la troupe. « Tout cela fut possible grâce à la directrice de prison progressiste que nous avions. Elle a compris que cette expérience pouvait se faire » se félicite Elena Canovas. À l’entendre, la scène avait tout d’un film d'espionnage : « Le déploiement des forces de polices lors de cette sortie fut important. Personne ne prévoyait le trouble que cela allait engendrer ; on aurait dit la visite d’un président de gouvernement, avec policiers en civil etc. Les filles avaient les menottes aux poignets, et certaines se sont rebellées car elles ne le voulaient pas, prétendant que les actrices ne se rendaient pas au théâtre de la sorte » !
La scène, passeport européen pour les prisonnières
Le chemin n’a pas toujours été facile pour autant. Mal Bajío, un texte écrit par la troupe qui dénonçait les conditions à l'intérieur de la prison, a par exemple provoqué la colère des fonctionnaires : « Nous avons traversés des moments difficiles, reconnaît Elena, mais il faut continuer à se battre et ne pas baisser les bras. » Car des résultats positifs se trouvent derrière ses efforts : l’œuvre écrite par la troupe a obtenu le prix Calderón de la Barca pour le meilleur texte dramatique délivré par le Ministère de la Culture, et des subventions leur permettant de faire une représentation dans la fameuse salle Galileo de Madrid.En 2000, les actrices de la troupe ont même pu se rendre à Berlin (avec dose de méthadone incluse dans les bagages pour l’une des filles) afin de participer à la Rencontre Européenne de Théâtre et Prison (Kantfestival Theater und Gefangnis), avec un spectacle en espagnol parsemé de fragments en anglais et en allemand. C’était leur première sortie internationale. Une expérience qu’elles espèrent renouveler un jour.
Des planches à l’écran noir
En attendant, au pays, leur reconnaissance monte en flèche, et lors de ces dernières 15 années, beaucoup d'acteurs reconnus ont participé aux mises en scènes des filles Yeses. Citons Loles León, Juan Luis Galiardo, Tristán Ulloa, Antonia San Juan ou encore le jeune Santiago Segura. Un moyen d'affiner la barrière entre dehors et dedans, notamment lorsqu'en 1997, pour réaliser Fuera de quicio de Jose Luis Alonso de Santos, les acteurs sont venus répéter à l'intérieur de la prison, là où les détenues vivent au quotidien. En 2008, le théâre Yeses débarque au cinéma. Le metteur en scène Belén Macías contacta Elena Cánovas avec l’intention de faire un film librement inspiré des premières années de Yeses. El patio de mi cárcel était né: « Ce fut fantastique, mais en même temps, ça nous a fait un peu enrager: c'était est comme si la troupe n’existait que depuis la sortie du film ».
Et demain? « Une maison d’édition m’a proposé d’écrire un livre. Mais ce qu’il faudrait, c’est créer une école à l'extérieur des murs. Nous aurions besoin d'un projet et d'une aide, bien sûr, mais bien évidemment, cela est une projection à long terme. Aujourd’hui je me contente de faire en sorte que le groupe reste en vie ». En attendant, l’aventure se poursuit avec une tournée en Galice prévue en mai : « C'est cela la liberté, conclut Elena. Elles disent que le théâtre est une île de liberté ».
Photos: Avec l'aimable autorisation du Théâtre Yeses
Translated from Teatro Yeses rompe los barrotes de la prisión