Stefano Bartezzaghi: «Des chiffres et des lettres»
Published on
Translation by:
Laura BrignonExpert en jeux d’esprits et mots croisés, Stefano, 45 ans, travaille pour de nombreux journaux italiens et occupe les ménages à coups de lettres. Pour lui l’Europe ? Une grille, des cases et de multiples définitions.
La métaphore se tient et elle ne manque pas de pertinence. L'Europe comme une grande grille de mots croisés, immense étendue de cases aux innombrables définitions. Cette grille doit contenir la Côte d'Azur et les Roms, les fjords scandinaves et les grandes îles de la Méditerranée, la steppe et les ramblas, le tchèque littéraire et tous les dialectes des Abruzzes. « De tels mots croisés devraient tenir compte de toutes les grandes écoles européennes : de l'école française avant tout, mais aussi de l'école anglaise, italienne, espagnole... »
C'est par là que Stefano Bartezzaghi entame la discussion. Ce grand nom des jeux d'esprit italiens est né à Milan en 1962. Il est diplômé en sciences des arts et du spectacle et il est l'auteur d'une thèse sur les structures sémiotiques des jeux. Il a écrit récemment une Histoire des Mots croisés, magnifique synthèse d'un travail qui a duré une décennie et qui s'est décliné à l'intérieur de centaines de rubriques portant sur les jeux de mots, éparpillées dans la presse italienne (la plus connue étant « Lexique et nuages » dans l'édition du vendredi de la Repubblica).
Des énigmes ? Non, des mappemondes
Bartezzaghi porte un regard unique sur l'Europe, passé au filtre d'une grille en noir et blanc, véritable monocle qui se superpose à ses yeux : « En étudiant l'histoire des mots croisés, je me suis, une fois encore, rendu compte des immenses différences qui existent entre les cultures européennes. Ce n'est pas seulement une question de langue : un abysse sépare l'Angleterre des Etats-Unis. »
Bartezzaghi utilise ce que d'autres appellent une énigme comme carte sociale. « Vous savez, les mots croisés doivent leur grand succès à leur capacité d'adaptation. Il est vrai que la langue est déterminante, mais c'est surtout la culture qui fait la différence : les variantes au niveau du sens de l'humour, le degré d'alphabétisation... Tout cela se reflète dans les jeux. » Et il n'est pas vrai que certaines langues se prêtent plus au jeu que d'autres. Chacune a ses spécificités : « Par exemple, l'italien et l'espagnol sont désavantagés pour les homophonies, mais parfaitement adéquats pour faire des rébus. »
Des transpositions, s'il vous plaît, et non pas des traductions
C'est ainsi que procède l'Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), fondé par Queneau et toujours actif à Paris, où ses membres se réunissent à la Bibliothèque Mitterrand tous les premiers jeudis du mois, pour renouveler sans cesse ses subtils jeux homophoniques. Ailleurs, on s'arrange comme on peut. « En Italie, il y a l'Oplepo » (« Opificio di Letteratura Potenziale » ou Usine de littérature potentielle) mais ses mécanismes sont tout autres. « Par définition, est jeu de mots ce qui ne peut pas se traduire : au mieux, on peut transposer et il y a d'ailleurs d'excellents exemples de transposition. Le travail de Calvino et d'Eco sur Queneau, par exemple, est merveilleux d'un point de vue stylistique. Nabokov, qui se traduisait lui-même, savait que pour rendre au mieux son travail dans les autres langues, ses versions devaient être belles mais infidèles. » Chacun doit donc faire son jeu : « Si les locuteurs s'amusent, il n'existe pas pour autant une échelle de valeurs ou des Jeux olympiques consacrés aux jeux d'esprit. »
Dialectes, humour et définitions ambitieuses...
Les dialectes revendiqueraient la même dignité ontologique. « Le dialecte est toujours lié à l'oralité et il n'est pas dit qu'il continue à se transmettre. L'argot américain, par exemple, se sert beaucoup des rimes. Les jeux d'esprit, au contraire, requièrent l'usage de l'écrit : il n'existe pas de mots croisés en dialecte, ou en tout cas, ils ne sont jamais devenus célèbres », poursuit impassiblement mon interlocuteur, masqué par la monture voyante de ses lunettes.
« Ne se dit qu'en parlant des monuments. De quoi s'agit-il ? Mais de l'érection, évidemment ».
Le binôme langues-humour est donc toujours inséparable, bien qu'il soit difficile de savoir lequel des deux est venu en premier : « C'est l'histoire de l'œuf et de la poule : Tristan Bernard, né auteur dramatique, a inventé la définition subtile, présente depuis dans la tradition française des mots croisés. » Pourtant, le nom de l'homme qui a lancé cette tradition est pour le moins inattendu : il s'agit de Flaubert. « Oui, c'est lui, avec son dictionnaire des idées reçues, qui a ouvert la voie à ce type de définitions. » C'est ainsi qu'on y trouve, entre autres, la définition suivante : « Ne se dit qu'en parlant des monuments ». De quoi s'agit-il ? Mais de l'érection, « évidemment ».
L’Europe en quatre lettres
À la fin de notre conversation, se présente une occasion trop belle pour la laisser passer, quitte à tomber dans la banalité. « Monsieur Bartezzaghi, à l'horizontale, au numéro quatre, je trouve le mot « Europe ». Comment le définiriez-vous ? » L'homme des énigmes devient tout d'un coup extrêmement sérieux et se met à réfléchir en silence, un silence presque religieux. Je n'ose même pas tousser de peur de l'interrompre. Puis, d'une voix lointaine, il émet une supposition : « Je crois que dans ma définition, je jouerais sur le sens de l'Union. Unions de fait, quelques unes formelles, d'autres seulement de façade... Je chercherais un moyen d'ironiser là-dessus. Car, au fond, il n'y a que l'ironie qui peut nous définir, non ? »
Translated from Stefano Bartezzaghi: l’Europa è un crocevia? «Piuttosto un cruciverba»