Sommes-nous tous des rhinocéros?
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Le Théâtre des Martyrs de Bruxelles accueille jusqu'au 6 février Rhinocéros, pièce emblématique d'Eugène Ionesco. Samedi soir dernier, dans une salle comble, le théâtre organisait à l'issue de la représentation une discussion avec Amnesty International sur le thème "Sommes-nous tous des rhinocéros?". L'occasion de réenvisager la pièce dans le contexte actuel.
Rhinocéros est sans doute l'une des pièces les plus emblématiques d'Eugène Ionesco et du théâtre de l'absurde. Absurde, elle ne l'est pourtant pas au sens premier du terme : écrite pendant la période de l'entre-deux guerres, elle dénonce l'hystérie collective des foules. Ionesco met en scène une petite ville de province soudainement touchée par une épidémie étrange et inquiétante : les habitants commencent à se transformer en rhinocéros! Bérenger, homme que l'on pourrait qualifier de "banal", un poil alcoolique, sera pourtant le seul à résister à l'épidémie et à la complaisance de ses voisins envers celle-ci.
Interprétation et mise en scène : un vrai régal
Avouons-le : le texte de Ionesco pourrait très bien se suffire à lui-même. Christine Delmotte, metteuse en scène de Rhinocéros au théâtre des Martyrs, ne s'en est pourtant pas contenté et a réalisé une mise en scène qui sert particulièrement bien la pièce. Rhinocéros nous a en effet fait vivre un véritable panel d'émotions : on rit, on pleure, on angoisse, on s'inquiète pour Béranger, dernier être humain parmi une horde de rhinocéros.
L'interprétation des comédiens, et en particulier celle de Pietro Pizzuti qui incarne Béranger, est absolument remarquable. Est également à souligner le jeu des acteurs au cours de la scène de transformation de Jean en rhinocéros, sous les yeux de son ami Béranger : Fabrice Rodriguez, qui incarne Jean, nous fait vivre cette transformation de façon saisissante. Ceci dit, l'ensemble des comédiens sont véritablement excellents, et on peut aisément voir le plaisir qu'ils ont à jouer cette pièce culte.
La mise en scène reflète parfaitement le propos de Ionesco : la folie collective est particulièrement bien représentée à travers cette danse sauvage aux accents militaires que réalisent les acteurs atteints de "rhinocérite". Elle a également des accents contemporains : Béranger se scrute pour vérifier qu'il n'a pas de corne à l'aide d'une petite caméra dont l'image est retranscrite sur un écran qui fait face aux spectateurs. Ici sous-entendue, l'image du miroir, qui reflète la conscience humaine. Cet aspect moderne de la mise en scène permet également de rattacher la pièce au contexte actuel.
Une dénonciation ancienne, une raisonnance actuelle
À l'issue de la représentation, une discussion était organisée par Amnesty International sur le thème "Sommes-nous tous des rhinocéros?" avec pour invité le professeur de Sciences Politiques à l'Université Libre de Bruxelles Pascal Delwit, permettant ainsi de réenvisager cette pièce dans le contexte actuel.
Rhinocéros a été écrite par Eugène Ionesco pendant la période dite de "l'entre-deux guerres", période de "perte de raison" collective. Comme le rappelle Pascal Delwit, les partis fascistes progressaient inexorablement à l'époque et menaçaient l'intégrité de l'Europe. Cette pièce a donc été écrite dans un contexte européen particulièrement instable et troublé, et dénonçait en particulier l'habitude, le renoncement, l'"attentisme" qui caractérisait une très grande majorité de la population de l'époque. En entendant cela, ils nous prend l'envie de faire comme Béranger et de nous scruter, ainsi que notre société contemporaine, dans un miroir : ne sommes-nous pas actuellement dans un contexte très similaire?
Si cette pièce a une raisonnance si actuelle, c'est parce qu'elle se déconstruit et se reconstruit en permanence, ce qui lui confère une portée toute particulière. On peut en effet comprendre le message de cette pièce de différentes façons : son refus du conformisme, par exemple. Il est intéressant de constater que, selon le politilogue Delwit, le refus du conformisme qui se dégage de la pièce de Ionesco a une dimension politique, alors que pour le comédien Pietro Pizzuti qui incarne Béranger, ce serait plutôt un refus du conformisme social. Au cours du débat, quand on lui pose la question : "Sommes-nous tous des rhinocéros?", il répond: "Il suffit de se balader rue Neuve pour s'apercevoir qu'aujourd'hui, il n'y a plus de Béranger, seulement des rhinocéros".
La pièce peut aussi faire penser à la crise des réfugiés, et au refus de nos sociétés occidentales d'affronter cette crise, à notre complaisance quand il s'agit de détourner le regard. Chacun voit dans Rhinocéros ce qu'il veut, et c'est là la véritable richesse de cette pièce : elle permet à chacun de se regarder dans le miroir et d'accéder à sa propre vérité.