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Sombres histoires : quand la réalité règle ses contes

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Hélène Roland

Culture

Nombreux sont les auteurs contemporains qui s’inspirent du côté obscur des contes des frères Grimm ou d’Andersen et se risquent à réinterpréter les histoires d’hiver les plus classiques, où la fantaisie semble être consacrée au réalisme le plus désenchanté, à la normalité la plus exceptionnelle et où le scintillement de la poudre d’étoiles laisse place au déclin et au quotidien, préférant aux

personnages en noir et blanc des créatures à la personnalité versatile et ambiguë. Itinéraire parmi les contes de fées contemporains d’Italo Calvino à Sylvia Path.

André Breton était convaincu que la mine d’or des contes n’était pas entièrement épuisée, qu’il restait encore des récits à écrire pour les plus grands. Des histoires tristes, plus sordides, moins innocentes. Pas moins de cinquante plus tard, Maurice Sendak, écrivain et illustrateur mort l’an dernier, issu d’une famille de juifs polonais réfugiée aux États-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale, semblait lui faire écho : « Je refuse d’encourager cette connerie qu’est l’innocence », avait-il lancé lors d’une interview, calquant le dépit des frères Grimm, illustres philologues et érudits considérés à tort comme de simple conteurs. Auteur de Max et les Maximonstres, Sendak était à son aise parmi les frissons de peur, la souffrance, les cœurs brisés, le sang, qui ont pratiquement fait des contes un antidote contre les sentiments humains les plus sombres ou, comme disait Jack Zipes, spécialiste de l’anthropologie du folklore, « de purs instruments pour vaincre la terreur de l’humanité à l’aide d’une métaphore ».

Sorcières post-structurelles

Envolé l’effet de l’enchantement, princes et princesses redeviennent des individus normaux, éreintés par les combats du quotidien, protagonistes, bon gré mal gré, de contes postmodernes

« Elle était capable d’apprivoiser la terreur à travers la poésie et l’extension du langage », écrivait Kurt Vonnegut à propos d’Anne Sexton, poétesse et écrivain britannique née en 1928, qui pourtant n’a pas réussi à maîtriser ses propres démons, puisqu’elle s’est suicidée en 1974 à l’âge de 45 ans. Avec Transformations (1971), sa réinterprétation de 17 contes des frères Grimm, Anne Sexton a acquis la réputation de « sorcière post-structurelle ». Dans son œuvre, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » se mue en un énième devoir, un statu quo impossible à supporter. La mère de Raiponce est une vieille femme au cœur brisé, la Belle au bois dormant trompe l’attente de son public car elle est insomniaque et Cendrillon et son prince sont les seuls qui méritent de s’en sortir par « ils vécurent heureux jusqu’à la fin de leurs jours » mais comme deux statues dans un musée, sans se donner la peine de discuter, pas même pour faire cuir un œuf. Sexton préfère l’amour imparfait aux mariages éblouissants, comme dans l’histoire inspirée par les douze princesses qui s’échappent du château pour danser toute la nuit, une image qui se mêle à celle d’une femme paralysée qui ne veut pas renoncer à sortir dans les clubs avec son mari le samedi soir et regarder les couples enlacés sur la piste de danse.

Une conscience éclairée à laquelle Sylvia Plath, poétesse américaine qui s’est donné la mort en 1963 à l’âge de 30 ans, a délibérément renoncé dans son livre pour enfants L'histoire qu'on lit au bord du lit, collection de petits poèmes farfelus sur le thème du lit, de celui du chat à celui des acrobates jusqu’à la couchette idéale, semblable à un sous-marin ou à un astronef lancé vers Mars et pourvu d’une moustiquaire pour regarder les étoiles filantes. Une insouciance qui n’est pas sans rappeler les alter ego féériques d’Italo Calvino, inventeur du baron perché Côme Laverse du Rondeau – qui décida de grimper dans les arbres et de ne plus jamais en descendre dans un acte suprême d’insubordination – du chevalier inexistant et du vicomte pourfendu. À l’époque de ces créations, Calvino s’immergeait dans l’océan coloré des contes italiens.

Saboteurs de contes

Bien sûr il y a des forêts, mais aussi des fast-food sordides, des cours poussiéreuses, des arrière-boutiques miteuses et la petite sirène finit empaillée à la Mermaid Parade de Mudpuddle Beach

« J’aime tout ce qui brille », disait Angela Carter. Dans La Compagnie des loups (1979), l’écrivain et journaliste britannique renonce à la définition banale de « contes pour adultes » en bouleversant les hiérarchies et les stéréotypes : elle fait du Petit Chaperon rouge une jeune femme nullement effrayée de dormir entre les pattes du loup dans le lit de sa grand-mère. C’est à elle, saboteuse absolue de contes de fées, que l’américaine Kate Bernheimer, fondatrice du magazine Fairy Tale Review, a dédié l’anthologie de contes contemporains My mother she killed me, my father he ate me, une collection de 40 nouveaux récits réécrits par des auteurs parmi lesquels Neil Gaiman, Joyce Carol Oates, Ludmilla Petrushevskaya et Michael Cunningham.

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Vladimir Propp et ses prétendues 31 fonctions inaltérables du conte s’effondrent face à ces histoires pétries de désillusion et de mélancolie. Bien sûr il y a des forêts, mais aussi des fast-food sordides, des cours poussiéreuses, des arrière-boutiques miteuses et la petite sirène d’Andersen finit d’abord empaillée à la Mermaid Parade de Mudpuddle Beach – où chaque année des dizaines de sirènes inconscientes viennent s’échouer – avant de revenir à la vie, humaine, dans l’un des contes les plus intenses du livre, où elle est la malheureuse moitié d’un couple, témoin de l’attirance croissante de son homme pour une créature bien moins éthérée et beaucoup plus terrestre.

Blanche Neige , des chips et une revue PlayBoy

« Sujet 525, femme de type caucasien, la vingtaine, arrivée aux urgences vers 23 heures, souffrant de troubles psychotiques aigus. » C’est la phrase qui ouvre Cendrillon dans l’anthologie, tandis que Blanche-Neige devient le fantasme érotique d’une poignée de nains qui partagent un loft et, entre les canettes de bière, les chips et les revues PlayBoy, attendent l’arrivée d’une femme qui leur redonnera leur dignité humaine.

« L’effet choquant de la beauté est la caractéristique de chaque conte », a écrit le spécialiste du folklore Max Lüthi. Ici, les personnages ne semblent plus capables de supporter ce choc. Envolé l’effet de l’enchantement, princes et princesses redeviennent des individus normaux, éreintés par les combats du quotidien, protagonistes, bon gré mal gré, de contes postmodernes à l’issue fatidique. Le conte s’incline, résigné, devant la réalité. Et la réalité, même plus sombre que d’ordinaire, semble refuser d’abandonner sa petite part d’illusion.

Photos : [Daniela Brown Photography]./Flickr ; sirena (cc) Elena Kalis /Flickr

Translated from C'era una volta una fiaba ma ho dovuto ammazzarla