Solar Impulse : « Notre monde vit dans le passé »
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Pionnier des airs, Bertrand Piccard a réalisé le premier tour du monde à bord d’un avion solaire. L'aéronaute suisse de 59 ans se décrit comme un « savanturier » rêvant d’un vol sans carburant pour changer notre paradigme de la consommation. Ce qu’il ne savait pas, c’est que son projet a réellement débuté lorsqu’il a atteri. Rencontre entre ciel et terre.
Cafébabel : Vous êtes l’architecte du projet Solar Impulse. Comment l’idée d’un avion solaire a-t-elle émergé dans votre esprit ?
Bertrand Piccard : Pendant le tour du monde en ballon que j’ai réalisé en 1999, j’ai eu peur tous les jours de tomber en panne de gaz. Il fallait brûler du propane tous les jours pour rester en vol. Ce vol sans escale a duré 20 jours. À l’atterrissage, il restait 40 kilos de propane liquide sur les 3 700 du départ. C’est là que j’ai commencé à rêver d’un vol sans carburant, de pouvoir changer le paradigme de la consommation : ne plus avoir de jauge à carburant ni de limites, de pouvoir atteindre le vol perpétuel.
Cafébabel : Le projet a coûté très cher. D’après vous, est-ce un modèle qui peut être reproduit à grande échelle ?
Bertrand Piccard : Tout dépend de ce que vous entendez par très cher. En quinze ans, le projet a coûté autant que le transfert d’un joueur de football. C’est intéressant d’en prendre note puisque sur la même période, notre projet a aussi coûté 25 fois moins cher qu’une écurie de formule 1. On a entretenu une équipe de 150 personnes, on a créé du développement économique au travers de start-ups et des PME (Petites et Moyennes Entreprises, ndlr), qui étaient des sous-traitants. On a aussi utilisé l’argent marketing de nos partenaires pour s’engager dans le développement technologique. Cela permet aujourd’hui à nos partenaires de faire à leur tour du développement économique auprès de leur clients. C’est un « business model » très intéressant.
Cafébabel : Et ce business est-il réutilisé aujourd’hui dans l’aéronautique ?
Bertrand Piccard : Pas seulement dans l’aéronautique, partout. Covestro (leader dans la fabrication de matériaux à haute performance et de systèmes innovants, ndlr) a inventé pour nous une mousse isolante en polyuréthane qui est 20% plus efficace que ce que nous avions avant. Aujourd’hui, elle est utilisée pour isoler les maisons et les réfrigérateurs. Solvay (Groupe de chimie international, ndlr) a développé des matériaux ultralégers qui sont utilisables partout, par exemple une encapsulation de panneaux solaire spéciale. Tout ces produits sont commercialisés par nos partenaires.
Cafébabel : Au départ, était-ce un rêve personnel ou aviez-vous déjà l’idée de créer des technologies qui seraient réutilisées par la suite dans le marché commun ?
Bertrand Piccard : Ni l’un ni l’autre. Au début, le but était d’avoir un bras de levier crédible à travers une aventure spectaculaire qui permette de faire avancer la cause des énergies renouvelables et des « clean tech » (technologies propres, ndlr). Je voulais montrer que ces technologies pouvaient accomplir des choses à priori impossibles et donner envie de les utiliser. Frapper les esprits du monde politique et industriel. Ça a super bien marché, c’est pour ça que je suis là aujourd’hui.
Cafébabel : Vous dites qu’énergie propre peut rimer avec profit. D’après vous, qu’est-ce qui freine les fabricants pour investir dans le secteur ?
Bertrand Piccard : L’imprédictibilité du cadre légal qui fait que ni les investisseurs ni les industriels ne savent quelle direction choisir. Si vous ne savez pas s’il y aura une taxe carbone ou non, c’est extrêmement difficile d’établir une stratégie industrielle. C’est pourquoi aujourd’hui, il y a une inversion du phénomène. Autrefois, c’était les autorités qui étaient ambitieuses et l’industrie qui freinait. Aujourd’hui, ce sont les autorités qui n’osent pas prendre leurs responsabilités parce qu’elles ne connaissent pas bien le problème et les industriels qui poussent la mise en place d’un cadre légal ambitieux. C’est à ce niveau-là que ça coince.
Cafébabel : Est-ce que le cadre légal peut aller aussi vite que le développement des nouvelles technologies ?
Bertrand Piccard : C’est clair qu’en ce moment, le rythme des législations est tellement faible que l’innovation va beaucoup, beaucoup plus vite. Ce qui faut c’est que le cadre légal stimule le besoin de recherche, qu’il soit ambitieux. Maintenant il y a un troisième facteur : l’industrialisation. Si on pousse vers une industrialisation de ces nouvelles technologies et que l’Europe rate le coche à cause d’un code du travail hyper compliqué ou d’entraves au développement industriel. À ce moment-là, l’Europe sera plus propre et on aura une magnifique innovation, mais ce sera fabriqué par d’autres, ailleurs.
Cafébabel : Vous êtes un adepte des airs. Vous l’avez dit, vous avez fait le tour du monde en ballon, etc. Quelle a été la grande différence à bord du Solar Impulse ?
Bertrand Piccard : Le tour du monde en ballon, c’était mon rêve personnel, cela revenait à faire quelque chose que personne n’avait fait. C’était une compétition avec des milliardaires américains et je trouvais ça marrant que ce soit le petit suisse qui gagne. Solar Impulse c’est une aventure utile d’un autre niveau. Un projet qui a changé la perception des énergies propres dans la tête de beaucoup de gens. Tout à coup, les gens se sont réveillés en se disant : on a la possibilité de faire des choses incroyables avec des technologies propres qui ne consomment pas d’énergies fossiles. C’est la que se trouve la grande différence. Pour mon tour du monde en ballon, le projet s’est arrêté quand j’ai atterri, lors tour du monde en avion solaire, le projet a commencé quand j’ai atterri.
Cafébabel : Vous étiez deux pilotes sur le projet pour une place dans le cockpit. Comment s’est passé la collaboration avec André Borschberg ?
Bertrand Piccard : On a écrit un livre, Objectif soleil, pour montrer comment on a appris à fonctionner ensemble pour être complémentaires et synergiques, plutôt que d’être en rivalité. Quand vous voyez la complexité du monde d’aujourd’hui et d’un projet comme Solar Impulse, vous ne pouvez pas être tout seul. Lorsque vous travaillez avec quelqu’un qui est très différent de vous, parfois à l’opposé, ça force la remise en question, la créativité, parce que vous avez systématiquement d’autres inputs qui arrivent dans la prise de décision. Et on a réalisé rapidement avec André que les solutions de Solar Impulse n’étaient ni les siennes, ni les miennes. C’était celles suscitées par la friction de nos deux visions du monde et qui trouvaient une troisième vision du monde. Je pense que c’est ça qui nous a fait réussir ce projet.
Cafébabel : Parmi toutes les étapes de vol, laquelle a été la plus marquante pour vous ?
Bertrand Piccard : J’ai adoré la deuxième partie du pacifique entre Hawaï et San Francisco. C’était ma première traversée d’océan. C’était aussi le « Jour de la Terre », le 22 avril 2016, et j’étais en direct par téléphone satellite avec Ban Ki Moon (Secrétaire général des Nations-Unies, ndlr) dans la salle où les chefs d’États signaient l’accord de Paris. Au niveau symbolique, pour moi c’était fantastique. J’avais initié ce projet dans ce but-là, pour faire participer l’esprit pionnier de Solar Impulse au débat politique. J’étais ravi du succès de l’entreprise que j’avais menée.
Cafébabel : Avec les moteurs électriques, le voyage devait être très silencieux. Cela devait être magnifique ?
Bertrand Piccard : C’est un léger sifflement. Au début j’avais l’impression d’être dans le futur, comme dans un film de science-fiction. Puis j’ai réalisé que Solar Impulse n’était pas du tout dans le futur, mais que c’était bien le monde qui vivait dans le passé. Solar Impulse est dans le présent avec son énergie propre, les batteries solaires, etc.. Le reste du monde reste dans le passé avec des moteurs thermiques, des maisons mal isolées, des systèmes archaïques de distribution de chauffage, c’est lamentable. Chaque atterrissage s’est ressenti comme un retour dans le passé.
Cafébabel : Que diriez-vous aux jeunes aujourd’hui qui veulent faire bouger les choses et qui comme vous veulent frapper les esprits ?
Bertrand Piccard : Parler le langage de ceux que vous voulez convaincre. Ne parlez pas un langage de protecteur de l’environnement à des industriels qui doivent payer 100 000 salaires à la fin du mois. Ce n’est pas ça qu’ils veulent entendre. Ne parlez pas long terme à des gens qui ont des problèmes à court terme. Ne parlez pas de la beauté de la nature à des gens qui doivent faire tourner leur entreprise. Regardez ce qui dans la protection de l’environnement est rentable à court terme, crée des emplois, assure une sécurité, permet à des politiciens d’être réélu. Valorisez tous ces côtés de la protection de l’environnement pour convaincre sinon ça ne marchera pas. C’est très bien d’avoir une vision à long terme mais il faut que ça se fasse déjà sentir à court terme. Comme je dis aujourd’hui, il faut être logique plutôt qu’écologique.
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Interview réalisée dans le cadre de la Semaine de l'énergie durable à Bruxelles.