Slovaquie : la révolution de Bonaparte
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Depuis juin, Bratislava a des airs d’insurrection d’antan. Des milliers de citoyens manifestent devant un penthouse luxueux pour faire chuter le gouvernement. Et pour la première fois depuis l’indépendance de la Slovaquie, il se pourrait bien que les têtes tombent enfin. Retour sur un scandale d’État qui implique le premier ministre, le ministre de l’Intérieur et un certain empereur français.
C’est lundi, et il est bientôt 18h. Aujourd'hui, comme tous les lundis depuis peu, Ľuboš -un ingénieur d’une trentaine d’année - a fait le chemin jusqu'à la place où s’élève un complexe immobilier un poil difforme, qui mélange sans gêne le beige et le gris, le vide et le plein, les vitres et les briques. Sur la devanture, un nom commun, très connu, écrit en lettre capitale : « BONAPARTE ». Derrière les grilles, des milliers de manifestants qui secouent le drapeau national slovaque et arborent des t-shirt noirs sur lesquels sont inscrits : « Fico chráni zlodejov! » (Fico protège les voleurs, ndlr). « Je suis ici parce que l’affaire est le summum de l’insolence des hommes politiques. Insolence qui rime avec pure moquerie à l’encontre du peuple slovaque », clame Ľuboš. L’affaire ? Un imbroglio politique qui porte le nom d’un homme d’affaires très riche - Ladislav Bašternák - et qui impliquerait aussi le ministre de l’Intérieur ainsi que le premier ministre de la Slovaquie en exercice, Robert Fico.
Corruption haut-perchée
Quelques semaines à peine après les élections législatives de mars dernier, les médias ont mis la main sur un scandale de corruption qui commence à copieusement salir le parti social-démocrate au pouvoir de Fico, le Smer-SD. Le ministre de l’Intérieur, Robert Kaliňák, est suspecté d’avoir couvert un système de fraude fiscale. C’est l’hebdomadaire économique Trend qui révèle, dans une enquête de janvier et témoignage à l’appui, que le ministre à la belle gueule et aux cheveux longs a permis à une centaine de personnes d’échapper au fisc sur la période 2007-2010. Montant de la fraude ? 75 millions d’euros, dans lesquels – selon des relevés bancaires dénichés par un assistant d’un membre du Parlement – Kaliňák aurait pioché. À partir de ces éléments, l’imbroglio n’est plus très difficile à débrouiller selon les instances qui se sont penchées sur l’affaire. Si l’on remonte le fil de l’argent, on s’aperçoit très vite que les sommes proviendraient d’une compagnie dont le propriétaire est un certain Ladislav Bašternák.
Mais quelle relation entretient Bašternák avec le premier ministre en poste, Robert Fico ? Ce dernier habite « à prix d’ami » dans un penthouse luxueux qui surplombe Bratislava et qui appartient à Bašternák. Crânement rebaptisé « Bonaparte » parce qu’il est bâti sur l’endroit qu’avait choisi l’empereur français pour contempler ses conquêtes, l’immeuble de prestige est vite devenu le symbole de la contestation. Depuis son indépendance en 1993, la Slovaquie a connu beaucoup de scandales de corruption. Les histoires sortent dans les médias sans qu’aucun élu politique ne soit menacé de quoi que ce soit. Mais là, c’est trop. « Je viens chaque semaine devant Bonaparte, situe Ľuboš. J'aimerais dire un jour à mes enfants que j'ai fait quelque chose pour qu'il y ait du changement dans ce pays. Je voudrais que la justice de notre pays s'applique aussi pour nos politiques, qu'ils soient enfin responsables judiciairement. Aucun homme politique n'a jamais été reconnu réellement coupable et il est temps de changer cela ». D’autant plus que la résidence luxueuse du premier ministre, de sa femme et de son fils est elle-même un objet de scandale. Au Monde, l’ONG Aliancia Fair-Play, qui enquête sur ces dossiers, explique la manière dont le business de Ladislav Bašternák fonctionne : « Il a acheté sept appartements, soi-disant pour 12 millions d’euros, avant de les revendre à un dixième de leur prix et de se faire rembourser 2 millions d’euros de TVA par les autorités fiscales ».
« Fico, c’est comme Poutine »
Beaucoup se demandent encore pourquoi Robert Fico est allé se terrer dans ce penthouse bling-bling qui appartient à un homme d’affaire sulfureux. Tout comme ils sont encore nombreux à se poser des questions sur les intentions politiques de cet homme qui, à 51 ans, répète à tout le monde qu’il souhaite quitter la politique. En mars dernier, Fico remporte les élections législatives après des mois passés à taper sur l’islam et les réfugiés qu’ils présentent comme une menace terroriste. « Surveiller chaque musulman », « protéger les Slovaques »... le leader de gauche s’empare d’idées populistes pour draguer les électeurs susceptibles de voter à droite dans un pays qui compte 1% d’étranger (le plus petit taux d’Europe, ndlr). La recette marche mais pas aussi bien que prévu. Fico repart pour un troisième mandat à la tête du pays tout en perdant sa majorité au Parlement. Pour sortir de l’impasse, son parti le Smer formera une coalition avec le Parti national slovaque (SNS), d’extrême droite. Victime d’une attaque cardiaque en avril dernier, le chef du gouvernement ne se calme pas. En mai, il lâche dans une interview que « l’islam n’a pas sa place en Slovaquie ». Sur la question des quotas de réfugiés, il déclare en suivant qu’il ne se « prosternera pas devant l’Allemagne et la France » dans le pur style du groupe de Visegrad (composé par la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque, ndlr), fermement opposé à l’accueil de migrants dans leurs pays. Ça tombe mal, la Slovaquie assure depuis le 1er juillet dernier la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Et doit rencontrer le 16 septembre prochain, les 27 chefs d’État lors du sommet sur l’avenir de l’UE à Bratislava.
« Fico, c’est super menteur. Toute sa carrière politique est un énorme cirque. Il utilise ce culte de la personnalité vous savez. Ça me rappelle Poutine. Fico est comme lui : imprévisible. Personne n’ose lui dire "ça suffit" », balance Ľuba, une retraitée qui malgré sa mobilité réduite vient également tous les lundis marquer sa détermination. Jeunes à vélo, badauds, vieux amis, familles nombreuses et parfois même quelques touristes étrangers se rassemblent depuis le 26 juin devant « Bonaparte ». Les manifestations ont même trouvé un nom de scène : les Bonaparty. Aujourd’hui, c’est la 10ème édition et elle est consacrée à l’écologie. Sur le petit podium monté pour l’occasion, des élus, des citoyens se succèdent pour gloser sur le climat. Seules les pancartes « Kaliňák en prison » rappelle l’affaire Bašternák qui, vu d’en bas a parfois des allures de révolution contre les vieilles monarchies. D’en haut, Fico observe peut-être le millier de manifestants s’adonner à la mode du dernier Euro de foot : un énorme clapping.
« Finir ce que l’on a commencé en 1989 »
« Avant novembre 1989, il n'y avait pas beaucoup de gens courageux. Cette République pour laquelle on s'est battus n'est toujours pas un État libre. Elle est en partie occupée par des gens qui ont les mêmes manières qu'avaient les communistes. Les citoyens devraient avoir droit à la vérité de la part des hommes politiques mais cela ne marche absolument pas comme ça en Slovaquie », s'exclame depuis la tribune de la manifestation l'un des porte-paroles du mouvement baptisé « Les gens ordinaires et les personnalités indépendantes », le député de l’Union démocrate et chrétienne slovaque Jan Budaj. « C'est maintenant le temps de s'activer, de finir ce que l'on a commencé en 1989 », ajoute-t-il en grande pompe. Il n’est pas rare non plus de voir des membres du Smer-SD fustiger leur propre parti. C’est le cas d’Anton Martvon, jeune député, qui déclare : « L’influence des oligarques sur le parti a dépassé toutes les bornes. Soit on laisse l’espace aux jeunes cadres du parti qui veulent faire de la politique pour aider les gens soit on laisse faire la génération des anciens qui ne pense qu’à ses propres intérêts ».
La désillusion se ressent aussi dans les mots de certains manifestants qui reprochent au Smer-SD de ne plus rien faire pour la population. « Cela fait plus de 15 ans qu’on attend que nos conditions de vies s’améliorent, peste Katarína, 50 ans. On vient des Pays-Bas et on a décidé de venir ici parce que l’on croyait que le pays avait beaucoup à offrir. On est super déçus. » Et pourtant. Au sein de l’UE, le petit pays de 5,5 millions d’habitants ne s’en sort pas trop mal. Si l’on regarde les chiffres officiels, la Slovaquie est même l’un des pays de l’Union qui s’est le mieux sorti de la crise économique. Sa croissance tourne à 3,2% en 2016, le salaire moyen est grimpé à hauteur de 901 euros par mois et le chômage est tombé à moins de 9,44 %. Reste que le niveau de vie à Bratislava est largement supérieur à celui des régions du sud et de l’est, où il est très difficile de trouver un emploi stable et décemment payé.
Des problèmes sur lesquels semblent s’asseoir Robert Kaliňák, Fico et l’ensemble du gouvernement. Les deux hommes continuent de déclarer ne rien avoir à se reprocher tandis qu’une motion de défiance a été déposée par l’opposition. Ils sont déjà parvenus à en débouter une mais la prochaine risque d’être étudiée en marge du sommet européen de Bratislava. Du bruit médiatique dont ce serait bien passé le premier ministre de la Slovaquie. Mais ce sera surtout la prochaine Bonaparty qui devrait gêner sa tranquillité. Car Ľuboš et les autres ne lâcheront pas : « Il n'est pas possible que des gens comme Fico, Kaliňák, et d'autres, qui ont désormais droit à une retraite politique, n'aient rien à craindre. Ni de la police, ni de la justice ». Ni du peuple ?