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Signmark : le son du silence

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BrunchCulture

Marko Vuoriheimo, alias Signmark, est le premier rappeur sourd-muet du monde. Sans blague. Ce Finlandais de 35 ans prépare actuellement son deuxième album, a signé chez Warner et enchaîne les concerts en prouvant que le rap peut se passer de mots. En casquette et en survêt, Signmark nous a accueilli chez lui pour revenir sur un parcours qui a laissé plus d’un Finlandais sans voix.

Janvier 2009, Helsinki. En plein concours finlandais qualificatif pour l’Eurovision, Osmo Ikonen agite la foule. Sur une prod groovy, le chanteur pop à succès s’égosille, le public reprend comme il peut et le jury compte les points. Pourtant sur le bandeau de l’écran, Ikonen n’apparaît qu’en featuring et n’est donc pas celui qu’on évalue ce soir. Au milieu de la scène, casquette à l’envers, veste à capuche, un rappeur sans micro prend tout l’espace. Il gigote, danse, puis fixe la caméra en effectuant une série de signes étranges avec les mains. En retrait, un MC traduit le refrain : « This is for the deaf people (C’est pour les sourds, ndlr). » La Finlande découvre ainsi un rappeur sourd-muet bien décidé à se faire entendre. Excités par la nouveauté, les téléspectateurs votent en masse pour Signmark, qui passe à deux doigts de remporter le concours, et donc de représenter la nation à Moscou pour la 54ème édition du plus grand concours de chant d’Europe. Le rappeur finit deuxième mais qu’importe, il commencera par conquérir son pays avant de gagner l’Europe.

Luxe, calme et volupté

C’est un quartier propret de la banlieue d’Helsinki où la réussite se lit autant dans le calme environnant que dans la multitude de portails automatiques. La maison à deux étages de Marko Vuoriheimo, aka Signmark, est coincée entre deux autres très semblables, dans le plus pur style mitoyen finlandais. En quatre ans, la vie de Marko a bien changé. Après le succès de l’Eurovision, les sollicitations se sont multipliées et le rappeur est rapidement devenu le premier artiste sourd-muet du monde à signer en major. C’est Warner qui réussit d’abord à convaincre Signmark, en lui promettant de s’intéresser un peu plus aux droits fondamentaux des personnes handicapées, et en alignant sûrement un peu plus de chiffres que les autres. Marko le sait bien et nous montre d’un signe de tête qu’il vit plutôt confortablement. Canapé 12 places, écran plat, table basse laquée de blanc, etc. Tous les attributs du MC à succès s’étalent sur un étage d’environ 60 m2. Mais rien qui ne fasse oublier la politesse. Chez Marko, on se déchausse avant d’entrer, les tasses à cafés sont déjà prêtes et une petite assiette de Pépito attend sur la table.

Dans un silence quasi-religieux, le rappeur admet que luxe, calme et volupté découlent en grande partie de ce fameux soir d’hiver où la population finlandaise a bien voulu confier sa voix à un sourd-muet. « Si tu me demandes quand ma carrière a vraiment commencé, c’est clair que c’est à l’Eurovision, affirme-il par l’intermédiaire de son interprète. C’est à ce moment là que j’ai décidé de tout arrêter pour me consacrer uniquement à la musique. » Dans la foulée, Signmark sort son deuxième album, Breaking the Rules (2010), et se produit dans plus de vingt pays. Notre homme commence à vivre de son art et est désigné par la Junior Chamber International comme l’un des dix Outstanding Young Persons of the World (Jeunes gens exceptionnels du monde, ndlr), au milieu de médecins, d’humanitaires et d’entrepreneurs. Il serre de plus en plus de pinces et rencontre souvent le gouvernement finlandais, qui n’hésite plus à se servir de son nom pour mettre en avant les mérites du pays en matière de promotion des cultures minoritaires.

Pourtant, Marko semble se foutre un peu des honneurs. Ce qu’il retient de l’Eurovision, c’est « le signe que la société est en train de changer de regard par rapport aux sourds-muets et autres personnes handicapées. Les gens ont compris que c’était une vraie question. » Décliné sous forme de morceaux, de clips, de flash mobs ou de conférences, le message de Signmark reste le même : faire comprendre au monde entier que les handicapés peuvent faire la même chose que les personnes dites « normales ». « Dans le fond, je répète à peu près tout le temps la même chose dans mes morceaux : que les sourds-muets doivent être traités de la même manière que les autres. Par exemple, l’un des premiers morceaux que j’ai écrits parle d’un sourd-muet qui sort avec une fille. Toi, ça te paraît peut-être banal mais c’est typiquement le genre de situation que les gens mettent en doute. C’est très, très compliqué d’expliquer à quelqu’un que oui, c’est possible qu’un sourd soit avec une fille qui ne l’est pas », déclare celui qui, à 35 ans, est père d’une petite fille et vient tout juste de divorcer. Les morceaux du rappeur abordent donc souvent les thématiques de la vie quotidienne, histoire de démonter les stéréotypes qui collent à la peau de la communauté sourde. Avant de se retrouver dans la lumière, Signmark n’a pas hésité à verser dans l’attaque frontale pour faire bouger les lignes. Écrit en finlandais, son premier album éponyme (Signmark, en 2006, ndlr) taclait vertement le système, les médias, le gouvernement et parfois même les institutions censées représenter les personnes handicapées. « Je me suis mis à dos les services médicaux finlandais qui ont trouvé mes mots très durs. Mais à l’époque, j’étais écœuré par l’attitude des médias. Pas une ligne sur nous. Chaque fois que je regardais un feuilleton à la télé, je me disais « mais pourquoi ils prennent pas un acteur sourd-muet ! » Bref, je voyais le mal partout. Et du coup, mes textes devenaient de plus en plus violents. »

Noël avec Michael Jackson et Jon Bon Jovi

C’est qu’au départ, Marko voyait surtout la musique comme un instrument de combat. « À 20 ans, quand j’étudiais à l’université, je me suis vraiment intéressé à la situation de la communauté sourde en Finlande. Et je suis tombé de très haut. Les choses étaient bien pires que ce que je pensais. Donc je me suis dit que j’allais faire comme certains Noirs aux États-Unis, qui ont véhiculé la lutte pour les droits civiques à travers leur musique », lance-t-il. Les signes qu’il envoie au traducteur se font de plus en plus rapides. Né de parents sourds-muets mais petit-fils de grands-parents entendants, Marko connaît très bien les deux cultures. Une force qui lui a permis de jongler entre deux mondes aux codes bien distincts, et lui a donné envie de tout traduire en langage des signes. À 10 ans, il commence à traduire les chants traditionnels de Noël que papi et mamie entonnent pour ses parents. Plus tard, il s’attaquera aux textes de Jon Bon Jovi ou à ceux de Michael Jackson. Mais la vraie claque surviendra au début des années 90, quelques années après la création de la chaîne MTV et son arrivée dans le foyer des Vuoriheimo. Marko hallucine, passe des heures devant les clips de MC Hammer, Run DMC, Public Enemy et ne tarde pas à singer ses héros. « J’étais vraiment dedans. Tout me plaisait. Les fringues, la façon dont les mecs bougeaient, confie-t-il dans son survêt’ à trois bandes. Mais au delà de ça, le rap est d’une part une musique très rythmée qui me permettait d’entendre les beats, et d’autre part un excellent moyen de faire passer des messages. »

Marko se met directement au boulot. Il commence par traduire les textes des autres avant qu’un ami ne lui conseille d’écrire ses propres lyrics. Le jeune homme devient Signmark et monte un groupe en s’entourant d’un producteur qui bosse sur la musique et d’un vocaliste qui dicte les paroles. « On essaie d’harmoniser le tout, détaille l’intéressé en réajustant sa casquette. On fait d’abord en sorte que ça rime à l’écrit en fonction du beat que j’entends. Ensuite je traduis le tout en langage des signes. » Soudainement très à l’aise, c’est le moment que choisit le rappeur pour parler à la troisième personne. « Du coup, Signmark peut rimer en langage des signes. Signmark a son propre flow. Et je sais bien que je suis le seul à pouvoir faire ça dans le monde. ». Bien conscient de sa singularité, le premier rappeur sourd-muet du monde boucle son premier opus et ignore les critiques, même celles de ses parents qui essaient de le guider vers des choses plus appropriées. « Dans notre communauté, on savait que des sportifs de haut-niveau sourds-muets pouvaient réussir à être connus. Des acteurs, à la limite. Mais dans la musique, pratiquement personne ne pensait qu’un jour quelqu’un serait capable de faire ce que j’ai fait. » 

Signmark - « Fighting » (2014)

La tournée du cri silencieux

Un jour, Signmark est d’ailleurs à deux doigts de jeter l’éponge. Alors qu’il vient de sortir son premier disque, le rappeur décide de le promouvoir lors d’un concert auquel il invite 150 personnes, média compris, persuadé que le pays sera fier de compter parmi sa population un mec qui vient de réaliser un truc inédit. « Personne n’est venu. Personne, sauf une journaliste qui travaillait en freelance pour un magazine distribué dans les écoles et avec qui j’ai fait une interview. Je ne suis pas du genre à baisser les bras, mais on était tous un peu abattus. Deux semaines après, je reçois un mail du rédacteur-en-chef du Helsingin Sanomat, le plus gros journal du pays. Il me proposait d’écrire un article sur mon histoire. Sa fille avait ramené le magazine de son école et il avait lu mon interview avec grand intérêt. Depuis ce jour là, j’accorde une immense importance aux petites choses, même si elles paraissent superflues. Et j’ai décidé de ne plus jamais abandonner. »

Les trois années suivantes, celles qui le séparent encore du concours de l’Eurovision, seront tout ce qu’il y a de plus pénible pour un joueur du rap game. Le MC y subit la suffisance du monde du hip-hop finlandais qui ne comprend pas l’intérêt de la démarche. Le milieu réalise même un clip qui rassemble tous les acteurs de la scène finnoise en oubliant volontairement Marko. Seul Osmo Ikonen, son pote de scène à l’Eurovision, lui propose un featuring. On connaît la suite, moins la maxime que le lâche-rien s’est appliqué ensuite : « Être patient, attendre d’être au bon endroit, au bon moment. » C’est en substance la parole que Signmark professe lorsqu’il est en tournée à l’étranger. Du Japon aux States en passant par l’Allemagne, le Silent Shout Tour (la « tournée du cri silencieux », ndlr) s’apprécie aussi comme une campagne internationale de soutien à destination des personnes dont la vie a été privée de sens. « Certains passent le cap. J’ai pas mal de nouvelles d’un rappeur américain sourd-muet du nom de Sean Forbesqui a l’air de bien s’en sortir. Et je crois même que deux personnes m’avaient contacté en France en essayant de monter un truc. Mais ça n’a pas marché. »

La roue a tourné et Marko en a tout à fait conscience. Avec deux albums, un contrat avec une major et une moyenne annuelle de 40 concerts à travers le monde, il est persuadé que l’orgueil de ses camarades s’est mué en jalousie. D’ailleurs, pour son troisième album en préparation, l’artiste entend bien inverser les rôles. « Maintenant les gens savent qui est Signmark et il est temps que les autres bossent pour moi. Il va falloir qu’ils se concentrent sur mes lèvres, sur mes signes, sur mon flow. J’ai réussi à accomplir mon rêve, à montrer que j’en étais capable. Maintenant, à eux de me rejoindre pour secouer le monde entier. » T’entends pas ou quoi ?

Tous propos recueillis par Matthieu Amaré, à Helsinki.

Story by

Matthieu Amaré

Je viens du sud de la France. J'aime les traditions. Mon père a été traumatisé par Séville 82 contre les Allemands au foot. J'ai du mal avec les Anglais au rugby. J'adore le jambon-beurre. Je n'ai jamais fait Erasmus. Autant vous dire que c'était mal barré. Et pourtant, je suis rédacteur en chef du meilleur magazine sur l'Europe du monde.