Sexisme : les féministes russes en guerre contre les stéréotypes
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Marie EyquemEn Russie, les stéréotypes liés au genre sont de plus en plus prégnants et diffusés ouvertement au sein de la société. À l'occasion de la journée internationale des droits des femmes, six féministes ont décidé d'aller de l'avant et de se battre pour être reconnues à leur juste valeur, cartes sur table.
En Russie, le 8 mars n'est pas vraiment un jour valorisant le droit des femmes, à l'instar de ce qui vient de se passer en Espagne (5 millions de personnes ont déferlé ce jeudi dans les rues de Madrid pour revendiquer plus de parité et d’égalité entre les genres, ndlr). Dans ce pays dont la population est en majorité constituée de femmes (78 millions pour 66 millions d'hommes), ce jour est celui du "printemps et de la féminité", comme l'appellent communément les Russes. Le 8 mars est finalement semblable au jour célébrant la fête des mères, si ce n'est qu'il englobe aussi le statut de "ménagère" qu'une femme peut incarner en tant que petite amie, soeur, fille, mère ou grand-mère. En ce jour fleuri, les garçons des écoles maternelles récitent des vers et font l'éloge des "charmantes dames", et les employés de bureaux se cotisent pour offrir des bons d'achat sur des produits cosmétiques. Sans compter le raz de marée de bouquets de fleurs et de chèques-cadeaux.
Lorsque l'on tape les mots-clés "voeux du 8 mars" sur Yandex (le moteur de recherche le plus populaire de Russie, ndlr), des centaines de poèmes apparaissent, décrivant les femmes comme étant des personnes tendres, gentilles, ainsi que des "créatures belles et charmantes". Parmi ces voeux celui de "s'épanouir", de "toujours rester jeunes", et d'être "aimées" et "désirées". Les médias russes relaient ces messages, rappelant aux hommes qu'ils doivent gâter la "moitié ravissante de l'humanité", expression qui fait référence aux femmes d'une manière générale. Des articles incitent les hommes à couvrir les femmes de cadeaux, à participer aux tâches ménagères pour l'occasion et à faire des compliments aux "gardiennes du foyer". Comme on pourrait s'y attendre, les hommes portent fièrement l'étiquette de "moitié forte de l'humanité".
Mais cette année, la donne a changé. Depuis maintenant une semaine, une initiative menée par six jeunes féministes et médiatisée sur les réseaux sociaux passionne les foules à travers le pays, remettant en cause l'attribution des rôles traditionnels de l'homme et de la femme en Russie. Avec la Journée internationale des droits des femmes, la campagne de sensibilisation tombe à pic.
Cartes de voeux féministes
Le 1er mars, la sociologue Asya Senicheva, de Saint-Petersbourg, a diffusé sur les réseaux sociaux sept cartes soigneusement conçues qui "analysent les voeux classiques et proposent des alternatives plus adéquates à la célébration de l'émancipation des femmes". En l'espace de quelques heures, ces cartes de voeux numériques créées par Asya et ses amis Liubov Chernysheva, Daria Holodova, Ksenia Chapkevich, Anastasia Golovneva, et Jenia Sofronov font le buzz sur Facebook et VK (son équivalent russe, ndlr). La publication a été vue plus de 150 000 fois, a obtenu plus de 4 000 mentions "j'aime", 1 000 commentaires, et a été partagée par près de 2 000 utilisateurs. Si certaines personnalités phares du féminisme en Russie ont relayé ce message, d'autres lui ont reproché d'être trop radical et de gâcher la tradition.
Les cartes de voeux numériques d'Asya constituent pour elle une revanche symbolique, rejetant l'idée selon laquelle les femmes constituent la "moitié ravissante de l'humanité". Une d'entre elles, intitulée "Être belle" affiche : "Une femme n'est pas obligée d'être un plaisir pour les yeux et de se conformer à des critères de beauté; elle est libre de choisir l'apparence qui lui convient. A la place, on peut lui souhaiter de s'aimer et d'être à l'aise avec son physique." D'autres cartes s'opposent au stéréotype de la créature tendre et gentille, ou du rôle de mère et d'épouse. Certaines abordent la question de la sexualité de la femme, qui ne lui appartient pas encore à l'heure actuelle, à l'image de la carte "Être désirable", qui affiche comme inscription: "Au lieu d'être un objet sexuel conçu pour les hommes, on peut lui souhaiter d'avoir des relations sexuelles saines et consenties."
Voici quelques autres exemples :
"Être tendre" signifie être arrangeante et souple et non pas un leader. C'est un avantage pour les autres, mais pas pour la femme elle-même. A la place, on peut lui souhaiter d'avoir confiance en elle et d'être persévérante.
"Être une bonne maîtresse de maison" : l'entretien du logement est un devoir pour l'homme comme pour la femme, ils en sont autant capables l'un que l'autre. A la place, on peut lui souhaiter d'évoluer dans un environnement valorisant et favorable à son développement personnel, quelle que soit la voie choisie.
Cette idée de campagne lui est venue en pensant à la quantité de voeux qui allaient être présentés aux femmes ce 8 mars. "Je me suis dit que ces cartes pourraient être un moyen de rappeler aux gens le sens et le but originels de cette célébration ; d'expliquer en quoi présenter des voeux 'd'amour, de féminité et de beauté' un jour de solidarité envers les femmes dans leur lutte pour leurs droits est tout simplement inapproprié." Une façon rapide et concise de faire prendre conscience des combats menés par les femmes et des inégalités du genre auxquelles elles se confrontent au quotidien. "Notre but n'est pas de changer les mentalités ou de créer une ligne de conduite, mais de remettre en question le statu quo et d'inviter les gens à réfléchir sur le sens donné à cette journée de la femme." Elle poursuit : "Il est facile d'assimiler le message d'une carte et d'y réagir publiquement, contrairement à un long texte théorique et technique sur le genre. Ce qu'on veut, c'est créer le débat." Pas de doute possible quant à la réussite de cette entreprise, les cartes ont bien fait le buzz et beaucoup de commentaires - encourageants ou méprisants - ne cessent d'apparaître sur la page Facebook d'Asya.
"Nos hommes sont en train de devenir des chiffes molles"
La journée de la femme est fériée en Russie. Mais cela n'est pas forcément dû aux célébrations commerciales de la féminité. Le 8 mars 1917, des milliers d'employées d'usines de textile ont soutenu Alexandra Kollontai - une féministe russe - en descendant dans la rue pour protester contre la Première Guerre mondiale. Cette manifestation des femmes "pour le pain et la paix" a conduit le gouvernement provisoire à leur accorder le droit de vote. Plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, l'URSS voit le nombre de ses hommes chuter, le rapport des sexes atteignant en 1959 81,9 hommes pour 100 femmes. Les femmes remplacent alors une part importante de la main d'oeuvre et sont récompensées par l'Etat qui leur offre des roses rouges. Puis peu à peu, avec la chute de l'Union soviétique et la montée du capitalisme, la journée de la femme en Russie se détache progressivement de ses racines féministes.
Quoi qu'il en soit, les rôles conservateurs attribués à l'homme et à la femme ont toujours été ancrés dans la société russe, et l'insistance du gouvernement russe sur les "valeurs traditionnelles familiales" au cours de ces dernières années n'a fait qu'en accentuer la résurgence.
Aujourd'hui, la situation des femmes dans la société russe est paradoxale : une femme doit servir son homme et être généreusement récompensée alors même que sa "faiblesse" et sa "fragilité" sont vues comme étant des "pouvoirs" presque magiques dont elle se sert pour le manipuler. Une situation qui fait que l'on peut reprocher à peu près tout à une femme (à la télévision russe). Si elle n'est pas une source de revenus pour le foyer, elle est considérée comme étant inférieure à son mari, mais si elle subvient aux besoins du couple, la situation sera jugée humiliante pour son époux et destructrice pour son mariage.
L'une des femmes qui ont commenté les cartes numériques d'Asya fait allusion à cet oxymore : "C'est précisément à cause des femmes qui perdent leur féminité et leur sensualité que nos hommes deviennent des chiffes molles." Mais ce genre de commentaire n'atteint pas la jeune femme : "C'est un sujet controversé. Je m'attendais à toutes sortes de remarques. Certains ont dit qu'on gâchait la fête, d'autres nous ont traités de féministes radicaux, mais certains nous ont remerciés d'avoir eu cette idée et nous ont demandé s'il était possible d'acheter ces cartes ou de les faire traduire."
Pour la bonne cause
Cette date historique en Russie est souvent instrumentalisée pour masquer les problèmes du quotidien. La politique Tamara Pletnyova, membre du comité d'Etat dédié aux femmes, aux familles et aux enfants à l'Assemblée, a récemment tenté de jeter le discrédit sur une affaire de harcèlement à la Douma en affirmant : "En Russie, les hommes et les femmes sont égaux devant la loi depuis 1917 [...] personne ne harcèle une femme si elle n'y consent pas." Mais aujourd'hui elles sont encore fréquemment victimes d'abus physiques et sexuels ainsi que d'inégalités de salaires. Ce pays, où l'on a tendance à charger les victimes, est le seul en Europe à ne pas avoir de législation claire sur les violences conjugales.
Alors quand Asya ou d'autres féministes s'entendent dire qu'elles devraient "se détendre" et juste "profiter des bons voeux" à l'occasion de la journée de la femme, elles ne sont guère surprises. Pour le moment, les cartes de voeux numériques d'Asya continuent à "gâcher le plaisir" associé à cette joyeuse célébration printannière. Et ce pour la bonne cause : les droits des femmes.
Translated from Russian feminists battle with gender stereotypes for International Women’s Day