Science citoyenne et sujets sensibles: l’exemple du tourisme de masse
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On a souvent le cliché que les chercheurs, y compris dans les sciences sociales, peinent à sortir de leur tour d’ivoire. Que les scientifiques peinent à s’ouvrir à la société, qu’ils restent confinés à leurs recherches. Or ce n’est clairement pas le cas. Dans toute l’Europe, chercheurs et associations collaborent sur des projets concrets, y compris sur des sujets sensibles socialement. Pour ce dernier volet de Terrains communs, nous voguons à Lisbonne.
Lisbonne. Sa Tour de Belem, ses pâtisseries, ses tramways qui s’enfoncent à toute allure dans des ruelles sinueuses et pentues … une destination idéale pour se déconnecter de quelques jours de son quotidien: métro, boulot, dodo.
La capitale portugaise a sans aucun doute la côte. En 2021, 2 millions de touristes ont posé leurs valises au moins une nuit dans la ville ou sa proche banlieue. Un chiffre important pour cette région d’environ 2,8 millions d’habitants (dont 500 000 lisboètes*).
Lisbonne ce n’est pas aussi à la mode seulement pour le nouveau triptyque du tourisme ‘Easyjet, AirBnB et Instagram’.
Depuis 10 ans, différentes incitations gouvernementales ont aussi fait croître le nombre de “digital nomad” (on en a déjà parlé ici) et de nombreux retraités européens qui résident quelques mois dans le pays. On comptait expatriés 700 000 selon les statistiques officielles.
Ces nouvelles populations ne sont pas sans conséquences: augmentation des loyers, hausse des prix dans le petit commerce ou l’alimentation, gentrification à marche forcée de certains quartiers etc. Comme partout, beaucoup d’habitants redoutent que leurs quartiers perdent leurs âmes et qu’ils soient, à un moment ou à un autre, contraints de les quitter.
L'exemple de San Antonio
Le sujet est complexe, politiquement sensible localement, mais aussi au niveau européen voire international. Le tourisme de masse a radicalement transformé de nombreuses villes européennes cette dernière décennie.
Mais comment l’étudier ? Une des méthodes pour étudier l’impact du tourisme de masse est de zoomer un quartier et de voir toutes les interactions sociales qui découlent de l’arrivée de nouvelles populations. C’est ce qu’a fait le projet pilote de COESO où des chercheurs du centre de recherche dédié à l’anthropologie CRIA ont travaillé dans le quartier de San Antonio avec l’association environnementale ZERO.
Ensemble, ils ont travaillé sur les effets du développement du tourisme et comment il s’inscrit dans la transformation des usages quotidiens de l’espace urbain à Lisbonne. Ce projet, conçu avant la pandémie de la Covid-19, s’est rapidement décidé à analyser ce quartier en plein de la capitale portugaise.
En effet, si ce dernier connaît des transformations du fait du tourisme, ses résidents conservent un sentiment d’appartenance à ce quartier et certaines ruelles et rues ont gardé une population très populaire.
Pendant plusieurs mois, les chercheurs et militants de l’association ont travaillé ensemble sur le terrain. Ils ont d’abord collecté des documents officiels du quartier, des cartes et des photos qui racontent les changements à l'œuvre à San Antonio. Tout un travail que l’on retrouve dans leur blog rempli d’archives d’articles de presse ou d’autres documents.
Ils ont travaillé conjointement à comment préparer les interviews des différents acteurs locaux (résidents, commerçants, élus et fonctionnaires locaux), comment animer des groupes de discussions (focus groups).
Des temps d’échanges et de longues discussions, plus de deux heures dans certains cas, le temps de bien comprendre toutes les interactions des habitants (qu’ils soient résidents de longue date ou nouveaux arrivants) avec le quartier. Des échanges qui ont permis, par exemple, de comprendre que pour beaucoup de résidents locaux, être touriste c’est d’abord être un étranger.
“Qu’ils soient là pour quelques jours, des digital nomads, ou des retraités qui sont là depuis plusieurs années, ces personnes là restent des touristes pour leurs voisins” explique l’Historienne Elisa Lopes da Silva, très impliquée dans le projet.
ZERO et le CRIA ont aussi collaboré sur la dissémination de leurs activités de recherche comme des expositions et autres rencontres publiques.
Dilemmes locaux
Or ce temps de recherche s’est déroulé en plein milieu de la pandémie. Du jour au lendemain, les frontières se sont fermées, les rues se sont vidées, les habitants se sont retrouvés confinés. Nos rapports avec l’espace urbain, le vivre ensemble ont été radicalement transformés.
Ce changement radical a rendu ce projet pilote encore plus pertinent. En plus d’analyser les nouvelles relations que peuvent avoir les résidents et acteurs locaux avec un quartier qui se transforme sous leurs yeux, l’autre dimension de ce projet pilote, la relation entre des chercheurs en sciences sociales et des militants a pris une autre tournure.
D’un côté, l’équipe de recherche tentait de garder une démarche scientifique la plus neutre et objective possible. Il faut décrire les subtilités locales. Certes les résidents sont réticents au tourisme de masse quand ils sont aux premières loges. Mais les commerçants, au rez-de-chaussés de souvent les mêmes immeubles seront probablement plus enclins à cette nouvelle clientèle.
Même intérêts contradictoires pour les élus locaux. Un élu local d’un quartier, qui ne reçoit pas un centime de la taxe des séjours des hôtels souhaite préserver son quartier et défendre des logements abordables. Mais la Mairie, qui elle reçoit cette taxe, a besoin de ces entrées financières pour financer les écoles ou les services publics …
Or comme l’explique Elisa Lopes da Silva, “une ONG [organisation non gouvernementale] a une relation politique avec un lieu”. Pour ZERO, le projet COESO était aussi devenu un outil pour qu’ils puissent adapter leurs campagnes et stratégies de plaidoyer locales, nationales, voire même européennes.
Intégrer la science citoyenne dans toutes les étapes de la démarche scientifique
Ces différentes finalités ont fait qu’il a pu être difficile pour les membres du projet à se mettre d’accord sur les questions ou sur l’interprétation de leurs résultats. “Nos discussions ont été très stimulantes, voire parfois difficiles” raconte Elisa Lopes da Silva.
Si les deux parties ont réussi à trouver des interprétations communes à leurs recherches, les deux ont pu néanmoins avoir des conclusions différentes. “C’était tout l’enjeu expérimental de ce projet” continue l’Historienne.
“La science citoyenne a besoin de temps que la magie s’opère” explique de son côté Susana Fonseca de Zero. Mais cette dernière ajoute qu’il faut parfois acter un désaccord plutôt que d’être “paralysé” dans la quête absolue d’un consensus.
Il n’en reste que l’expérience reste un succès. “Nous sommes maintenant plus ouverts à travailler avec d’autres partenaires” raconte Elisa Lopes da Silva. “Le volet exploratoire et expérimental des projets de sciences citoyennes sont très intéressants” , ajoute-t-elle. “C’est un bon moyen d’interroger notre démarche scientifique quand nous allons sur ce terrain” conclut-elle.
Pour ces futurs travaux, l’historienne indique qu’elle est maintenant beaucoup vigilante à intégrer le plus en amont possible les relations qu’elle peut avoir avec les participants. La science citoyenne ne se limite pas en effet à réfléchir sur comment raconter les résultats d’un travail scientifique. Il s’agit de le construire et de le nourrir par des personnes qui ne sont pas des chercheurs.
Visualiser les changements
Quant à la restitution au grand public de leurs travaux? Ils sont nombreux et divers. Par exemple, parfois pour visualiser et raconter le changement d’un quartier, il faut en plus d’arborer ses rues, de le regarder d’en haut.
Via le site internet Sao José, a Transmedia Ethnography of Tourism in Lisbon, ils ont pu notamment de créer des nouveaux itinéraires, à destination de tous, pour voire les mutations de San Antonio.
Quant à l’impact du tourisme de masse dans les villes européennes ? Le projet sans aucun doute peut apporter des réponses à comment résoudre des problèmes locaux sur l’utilisation des biens publics à Lisbonne, mais aussi dans d’autres villes européennes confrontées à ces mêmes enjeux de transitions.
“Les transitions sont toujours difficiles. Et plus nous les anticipons de manière inclusive, plus elles peuvent être durables, soutenables et agréables” explique avec philosophie Susana Fonseca.
“Ce que je dirai à des résidents de Bruges ou d’autres villes très touristiques?” s’interroge Elisa Lopes da Silva. “Construire une plateforme entre les différents résidents et les différents acteurs locaux. Bien sûr, les personnes qui restent seulement quelques jours dans une ville n’ont pas vocation à y participer.”
Avant d’ajouter “Mais, il semblerait que seuls les habitants là depuis longtemps ont une représentation au niveau politique. Or c’est aussi important de garantir à tous une certaine liberté de circulation.”
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Ce projet est en collaboration avec le projet de recherche COESO (Collaborative Engagement on Societal Issues), à l’intersection des sciences sociales et de la recherche participative. Coordonné par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, COESO est financé par le programme de recherche Horizon 2020. Le contenu de cet article ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant les positions de la Commission européenne, et cette dernière n’est pas responsable des informations qu’il contient.
Photo de couverture: Urban Decay, Lisbonne 2010 by Pedro Szekely