« Sauve qui peut » : la fuite des cerveaux italiens à l’étranger
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Gilles PansuUne maladie grignote la société italienne. Elle s’appelle l’expatriation et touche deux jeunes italiens diplômés du supérieur sur trois. Pourquoi fuir un si doux pays ? A l'origine de ce fléau, on pointe du doigt la précarité et un système trop nébuleux de « recommandations » pour trouver un emploi. Interview.
Ils ont tous un point commun : fuir leur pays pour réussir leur vie. Sergio Nava a 34 ans. Ce journaliste a publié en 2009 La fuite des talents (aux Editions San Paolo), un livre agrémenté d’un blog. Cette enquête, Sergio l’a entreprise pour comprendre l’origine des maux qui rongent la jeunesse italienne. Pour ce faire, il raconte 27 histoires différentes d’expatriés qui ont un jour décidé de quitter leur pays. C’est l’histoire d’une angoisse, celle d’une génération qui a grandi en Italie mais qui est contrainte de laisser la plupart de ses diplômés faire succès à l’étranger.
Que signifie exactement « la fuite des talents » que tu décris dans ton livre ?
La fuite des talents, ou des cerveaux si tu préfères, est un phénomène très italien. Je suis jeune, j'ai voyagé, vécu et travaillé en Europe, et j'ai vu l'énorme fossé qui nous sépare des autres pays. Il suffit de regarder les chiffres : en Italie, le chômage des jeunes est de 26,5 %. Sur ce point, nous sommes les plus mauvais de la « vieille Europe » avec l'Espagne et l'Irlande. Il faut que la sélection une fois sur le marché du travail soit plus transparente et que le salaire soit correct : d'après une recherche de l'OCDE, il est inférieur de 32 % à la moyenne européenne. Sans oublier un système de protection sociale destiné aux jeunes ! L'Italie est un pays de vieux géré par des vieux, où un système de pouvoir féodal fonctionne encore sur le principe du « Do ut des », [« je te donne afin que tu me donnes »] entre les « puissants ». Pour cette raison les jeunes, quelque soit le secteur, fuient ! D'après les statistiques officielles, en 2006, presque 12000 jeunes diplômés ont quitté le pays. Et cela dans un pays où seule une faible minorité peut se vanter d'avoir terminé des études universitaires, et où les emplois précaires se fondent dans la réalité sur du moyen ou long terme, plutôt que comme phase temporaire comme on peut le voir dans d’autres pays. Si tu perds ton travail en Italie, il ne reste que la famille pour subvenir à tes besoins. Conclusion : on sait que deux diplômés sur trois pensent émigrer.
Est-ce vraiment un phénomène italien ?
Les diplômés des autres pays européens vont également à l'étranger. La différence, c’est qu’il ne s’agit pas d’une fuite mais d'une période de formation complémentaire, après quoi ils retournent en principe dans leur pays. Un autre problème italien est celui des talents étrangers : seulement 0,7 % des 20 millions de diplômés de la zone OCDE ont choisi l'Italie pour s'installer. C’est moins que la Turquie. Résultat : parmi cent diplômés nationaux, 2,3 sont étrangers, contre une moyenne de 10,45 % dans la zone OCDE. Si des jeunes talents quittent le pays, nous devrions en attirer d’autres venus de l’étranger pour faire l’équilibre mais ce n’est pas le cas.
Comment expliques-tu le principe de « méritocratie » ?
Je veux répondre à cette question en citant Roger Abravanel, qui a écrit un essai sur ce thème il y a trois ans : « Le concept de ‘méritocratie’ signifie que les meilleurs progressent sur la base de leurs capacités et de leurs efforts, indépendamment du milieu, de la famille d'origine et du sexe ». La méritocratie, c’est le contraire des principes de « cooptation », « népotisme » ou « clientélisme ». Cela signifie évaluer un jeune en fonction de son CV et non pas en fonction de ses origines et de sa parenté. Cela signifie aussi considérer le talent. Comme on peut le voir dans les pays anglo-saxons, cela peut se faire grâce à un réseau mais le mécanisme reste transparent.
Alors qu'en Italie...
C’est simple : que ce soit en politique, à l’université, dans le secteur public, dans la culture ou dans le privé, personne ne connait la méritocratie. Ce qui semble naturel dans d’autres pays – je te sélectionne, je mise sur toi et je t’offre un salaire et des perspectives de carrières car tu m’apportes une valeur ajoutée – n’a pas sa place en Italie.
Quelle différence fais-tu entre une « recommandation » à l’italienne et le coup de pouce du « réseautage » ?
Ce que j’appelle « recommandation » c'est : « Je parle de toi, que tu sois bon ou mauvais, car tu me seras toujours fidèle, je garantirais la pérennité du système et quand je demanderai une faveur, à toi ou à ta famille, tu m'aideras. » Dans ce cas, il faut dire toujours 'oui' et ne pas faire d'histoires. Le « réseautage » met en valeur les talents : celui qui parle de toi prend un risque pour quelqu'un auquel il croit mais il sait que s'il parie sur la bonne personne, sa réputation grandira d'autant. En Italie, la recommandation fait partie du système et ne provoque même plus l'indignation. Elle est presque devenue partie intégrante de la culture.
Pour faire bouger les choses tu proposes dans ton blog de créer « le Manifeste des jeunes ». Qu'est-ce que c'est ?
Le Manifeste pour les jeunes, je l'ai lancé en même temps que l'initiative Histoires de talents, grâce à laquelle je recueille et publie chaque semaine des histoires de jeunes Italiens expatriés. L'idée du Manifeste est de recueillir les réclamations et les propositions des jeunes Italiens sur le Web en les rassemblant ensuite dans un texte unique. Je crois que c'est seulement par une prise de conscience générationnelle de la nécessité de changer vraiment la classe dirigeante italienne, que nous pourrons donner un avenir à notre pays.
Crédits Photos : Edizioni San Paolo et Son of Groucho/flickr
Translated from La Fuga dei talenti: «L'Italia? Un paese per vecchi gestito da vecchi»