Sarah Gainsforth : « Avec Airbnb, c'est impossible de négocier »
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Jessica Devergnies-WastraeteLes villes deviennent une marchandise de consommation touristique qui passe devant les habitants et les commerces locaux. Dans le jargon, ce processus porte le nom de « gentrification », et dans un tel contexte, le nom de AirBnB est sur toutes les lèvres. Dans son livre « Les villes marchandises et Airbnb. Histoires d’une résistance à la gentrification numérique », (Airbnb città merce. Storie di resistenza alla gentrificazione digitale), la journaliste et chercheuse Sarah Gainsforth analyse ce phénomène.
Gentrification, villes néolibérales, tourisme... Comment situez-vous le phénomène Airbnb ?
Dans le monde néolibéral, tout est une marchandise, que ce soit le logement, le temps ou les expériences de vie. Airbnb est l’un des instruments de ce processus de marchandisation et de renforcement des inégalités. En particulier en ce qui concerne la « financiarisation du logement » auquel il contribue, et qu’il accélère. Le logement devient de plus en plus un actif financier et non un droit fondamental.
Dans un tel contexte, il est essentiel de décomposer la rhétorique d’Airbnb et, à une plus grande échelle, de l’économie collaborative dans son ensemble. Il faut distinguer ceux qui mettent leur chambre ou leur logement en location sur Airbnb pour arrondir leurs fins de mois de ceux qui, au contraire, possèdent plusieurs biens immobiliers et se lancent dans le business créé par la plateforme.
Dans mon livre, je consacre beaucoup de place à la naissance d’Airbnb afin de montrer que la plateforme n’a pas répondu à une « exigence ». Depuis longtemps des options, telles que le Couchsurfing, qui se fonde réellement sur le principe du partage, existent. Airbnb a créé une offre et des opportunités d’affaires pour les propriétaires de biens immobiliers, le tout rendu possible grâce à l’intégration de la plateforme à un système de paiement.
« Il est essentiel de décomposer la rhétorique d’Airbnb et, à une plus grande échelle, de l’économie collaborative dans son ensemble »
Airbnb s’inscrit par ailleurs dans une série de politiques d’acteurs publics et privés dans le but d’encourager les flux touristiques à leur guise pour le développement économique des villes. L’expérience touristique est progressivement devenue une marchandise. Elle transforme l’espace urbain, de plus en plus polarisé entre un centre dominé par le commerce de consommation (qui va de pair avec la disparition des magasins destinés aux habitants) et les quartiers destinés à ceux qui n’ont pas suffisamment de moyens. C’est un processus caractéristique des phénomènes de gentrification.
Même si nous sommes déjà en retard, il est essentiel d’agir au plus vite pour rectifier et réglementer ces processus, en partant d’un travail d’enquête et d’information qui mette justement en lumière les nombreux aspects critiques de ces processus.
Dans votre livre, vous montrez que la progression d’Airbnb est le résultat d’importants investissements privés, contrairement à beaucoup de start-up. Ensuite, comme vous l'expliquez en détails, le marché d’Airbnb semble être très concentré.
Tout à fait. Airbnb est allé frapper à la porte des grands capitaux privés. Avec les fonds obtenus, il a grandement investi dans un géant du capital-investissement comme Sequoia Capital. On ne peut pas comprendre les mécanismes de la plateforme sans saisir le rôle de ces acteurs économiques. Cela vaut bien évidemment aussi pour les autres plateformes numériques comme Amazon. Elles ne se limitent pas à répondre au besoin de trouver « ce que l’on cherche », mais créent une offre, transforment la dynamique économique pour faire du profit concentré entre les mains de quelques personnes.
« Airbnb, c’est bien plus qu’une simple plateforme »
Comme je l’ai dit auparavant, nous sommes à des années-lumière de comprendre ces phénomènes, et nous ne possédons pas les instruments juridiques et politiques pour intervenir. On continue à voir Airbnb uniquement comme un instrument pour faciliter la rencontre de l’offre et de la demande et permettre d’arrondir ses fins de mois en louant une chambre ou un logement pour une courte durée. Mais c'est au contraire un acteur économique qui fournit et qui exploite des services. C’est d’ailleurs la conclusion du jugement rendu en mars 2019 sur le cas de la ville de Santa Monica en Californie : Airbnb recrute les hôtes, gère les annonces, le classement, le système de paiement. En somme, il n’est en rien un acteur neutre.
La question de la concentration des hôtes est elle aussi encore trop peu débattue. Il y a bien sûr des hôtes « occasionnels » qui correspondent justement au discours d’Airbnb, mais la tendance est de plus en plus celle d’annonces concernant une concentration de logements qui appartiennent à une poignée de propriétaires.
Par ailleurs, le marché est désormais saturé. En Italie, c’est par exemple le cas de villes comme Florence, Venise, ou encore Rome. On peut aussi ajouter Naples à la liste, même si dans ce cas-là je suis personnellement convaincue qu’un changement de cap est encore possible. Face à des marchés saturés, Airbnb change sa stratégie. Elle ne s’oriente plus tellement vers l’offre de logements pour des locations de courte durée, mais davantage vers les « expériences de vie ». Il y a par exemple l’« expérience cuisine », pour apprendre à faire les pâtes à la main avec « Nonna Nerina » à Rome. Airbnb, qui a vraisemblablement l’intention d’entrer en bourse cette année, vise à se transformer en une agence de voyages complète.
Le secteur du tourisme est souvent considéré comme étant la recette magique pour revitaliser le sud de l’Italie et les zones menacées de dépeuplement. Pourtant, la majeure partie des emplois créés par le tourisme se caractérise par des bas salaires et par une innovation très restreinte.
C’est bien ça. Airbnb ne crée effectivement que des emplois liés au nettoyage et souvent très mal payés. J’ai rencontré des personnes qui nettoient des logements Airbnb pour trois euros de l’heure. La polarisation dont nous parlions se retrouve aussi dans le secteur touristique dans son ensemble. Que cela soit dans le commerce ou dans la restauration, les services sont de plus en plus détenus par quelques personnes, tandis que les vendeurs, les serveurs et le personnel de nettoyage se donnent du mal pour des salaires au rabais. S’il on veut, dans un tel contexte, Airbnb reflète aussi l’élargissement de la fourchette d’inégalités.
Pour en revenir au tourisme, il faut reconnaître que les activités liées à ce secteur redistribuent très peu les richesses. En effet, la majeure partie des dépenses touristiques se retrouve dans des activités privées sans retombées positives importantes pour les communautés. D’après un rapport sur le sujet élaboré par la Banque d’Italie en 2018, les dépenses touristiques de l’année 2015 atteignent 88 milliards d’euros (presque 6 % du PIB), dont un tiers pour l’usage de la résidence privée à des fins touristiques. Mais quelles sont les retombées sur le développement des territoires concernés par le tourisme ? La Banque d’Italie met bien en évidence combien l’impact économique des activités touristiques est généralement limité et, dans le cas de grands événements comme le Jubilé ou les Jeux Olympiques, combien elle est transitoire.
Pendant ce temps, alors que le tourisme atteint une taille considérable, l’activité économique des territoires concernés par ces flux se transforme. On voit notamment des magasins destinés aux habitants laisser place à des lieux de consommation et de commerce au détail. Ce n’est assurément pas un scénario idéal pour enrayer le dépeuplement ou promouvoir le développement dans le sud du pays. Et ce n’est pas tout, car selon moi on donne trop peu d’importance aux coûts que ce secteur entraîne pour la collectivité. Dans une ville comme Rome par exemple, l’afflux de touristes entraîne un coût supplémentaire pour la gestion des déchets. Est-ce que l’on tient compte de ces coûts quand on parle d’encourager le tourisme ?
Dans votre livre comme dans votre travail de journaliste, vous tenez toujours à souligner la question de la réglementation d’Airbnb et de l’accès aux données.
C’est très difficile de réglementer les plateformes. Ce que nous pouvons faire, c’est exiger l’introduction d’un nombre limité de permis et de nuitées (avec un code d’identification), ainsi qu’établir des bureaux en charge des locations courtes au niveau municipal. Les villes se trouvent toutefois dans une position d’inégalité par rapport à Airbnb, car elles doivent investir d’importantes ressources pour être dans le mouvement et garantir un contrôle adéquat.
De plus, Airbnb ne rend pas publiques les données à sa disposition. Dans une telle situation, il est trop complexe de calculer les flux et les présences, de savoir si tous les hôtes ont effectivement été enregistrés, voire de déterminer si les communes parviennent vraiment à encaisser toutes les recettes relatives aux fameuses taxes de séjour.
Enfin, c’est sans tenir compte de la fiscalité. La base d’Airbnb en Europe, c’est l’Irlande, un pays réputé pour sa généreuse et très basse fiscalité envers les grandes entreprises. Et ce n’est pas tout : Airbnb s’est aussi attiré les foudres de Federalberghi (Fédération italienne des Hôteliers, ndlr)en refusant de payer au fisc la « cedolare secca », une taxe sur les locations de 21 % sur les rémunérations destinées aux hôtes, contournant ainsi les réglementations en la matière et risquant de nombreuses plaintes.
C’est pour cela qu’il est essentiel de reconnaître qu’Airbnb est bien plus qu’une simple plateforme, tout comme l’a conclu le jugement rendu sur le cas de Santa Monica. Mais l’Union européenne semble aller dans la direction opposée après le contentieux engagé par un groupe d’hôteliers français pour concurrence déloyale.
En décembre 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu Airbnb comme étant un service de médiation non comparable à une agence immobilière, ce qui leur permet de ne pas s’en tenir à la législation du secteur. C’est un jugement grave qui pourrait avoir des conséquences inquiétantes dans les années à venir.
Pourrais-tu nous en dire plus sur les mouvements qui se sont opposés à Airbnb ? Quelle est la situation en Italie ?
Le panorama est extrêmement varié et dépend beaucoup du contexte de chaque ville. Au printemps 2019, au niveau européen, dix villes (Amsterdam, Barcelone, Berlin, Bordeaux, Bruxelles, Cracovie, Monaco, Paris, Valence et Vienne) ont officiellement demandé une intervention de la part de l’Union européenne afin de réglementer Airbnb et d’assurer le droit au logement.
Le SET (Réseau de villes du sud de l’Europe face au tourisme de masse) est un acteur très important dans ce domaine. Il s’agit d’un réseau de villes, de collectivités et d’associations de la région méditerranéenne fondé en avril 2018. Comme je le raconte dans mon livre, il existe en effet plusieurs cas de luttes urbaines et de coalitions qui ont pu limiter Airbnb avec succès.
Les villes italiennes les plus actives dans ce sens sont Venise, Bologne, Naples, et Florence. Venise a par exemple mis sur pied l’OCIO, l’« Osservatorio Civico sulla Casa e sulla Residenza » (Observatoire municipal du Logement et de la Résidence) qui réalise d’importants travaux d’enquête. À Florence, c’est l’association « Per un’altra Città » (Pour une autre ville) qui agit par le biais de sa revue « La Città Invisible » (La Ville Invisible). La Confédération générale italienne du travail (CGIL) et le Syndicat Unitaire National des Locataires et Bénéficiaires (Sunia) ont quant à eux récemment organisé une conférence pour débattre de propositions de programmes pour le tourisme durable. Enfin, à Bologne, on a récolté des signatures pour mener une instruction publique sur le thème du logement.
Les réseaux de mouvements urbains doivent encore se renforcer afin de porter leurs exigences à une plus grande échelle et réussir à s’opposer à Airbnb. Les réseaux interinstitutionnels qui se forment actuellement à ce sujet sont aussi intéressants, tout comme les luttes menées par les administrations publiques, par exemple à Paris. Comme l’observait à juste titre Murray Cox, le fondateur de Inside Airbnb, (un site Internet qui suit l’impact d’Airbnb sur l’environnement urbain, ndlr), quand je l’ai interviewé, il est capital de créer des alliances entre les villes, que ce soit entre mouvements associatifs ou entre administrations. Parce qu’avec Airbnb, c’est impossible de négocier.
Cet article est publié dans le cadre d’un partenariat éditorial avec le journal QCodeMag. L’interview réalisée par Clara Capelli a été publiée dans le QCodeMag du 23 janvier 2020.
Photo de couverture : Alper Çuğun, proteste contre AirBnb, Flickr CC
Translated from Sarah Gainsforth: «Con Airbnb non si può negoziare»