Roumanie : Aby, le protecteur d’artistes
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Elazar alias Abi est un personnage peu commun en Roumanie. Son dada : collectionner les oeuvres des plus grands artistes roumains, notamment juifs. Une passion que ce médecin de 68 ans a hérité de son père, grand collectionneur et « protecteur » des artistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Rencontre.
C’est une maison comme il en existe beaucoup à Bucarest. Une grande bâtisse aux murs oranges, dissimulée derrière quelques arbres et un portail en fer. C’est là qu’Elazar, alias Aby vit, à l’abri des regards. Sitôt les chiens écartés, et la porte d’entrée franchie, les sculptures et les tableaux sautent au visage. Ils sont partout. Une dizaine sur les murs du salon, presque autant dans les chambres à coucher. « Nous allons déménager dans la maison d’à côté car nous ne pouvons plus accrocher de peintures. Il y en a 180 sur les murs », annonce Aby, avec un grand sourire. Il ne s’agit pas de simples toiles d’artistes débutants, achetées à la va-vite, dans de quelconques galeries. Luchian, Darascu ou encore Maxy Max, Arnold, Tibor, Erno, les plus grands artistes roumains font partie des murs du salon.
« Il s’agit pour 90% de Roumains, essentiellement des Juifs », souligne notre homme. Pour ses tableaux, Aby est prêt à faire des milliers de kilomètres. « Celui-ci, je suis allé le chercher en Hongrie », explique-t-il en désignant un tableau de maître des années 1930. Shaï, 14 ans, interrompt timidement son père et lui tend quelques aquarelles de son artiste fétiche : Alex Ivanov. Il possède des milliers de ses œuvres. Et pour cause, Elazar, médecin et propriétaire de cliniques, est l’un des seuls clients de l’artiste.
Aby est un mécène, un « protecteur de peintres ». Une pratique peu répandue en Roumanie où les artistes doivent se partager les maigres subventions de l'État. « Il y a très peu de mécènes roumains. Les artistes sont aidés d’un point de vue financier par des agents de l’art contemporain, des galeries, des musées ou des collectionneurs qui se trouvent à l’étranger. Mais les aides accordées par l’État sont presque insignifiantes comparées à d’autres pays comme la France », précise Lucia Popa, critique d'art contemporain et doctorante en histoire de l’art roumain.
C’est par amour de l’art qu’Aby a décidé de collectionner des tableaux. Une passion qui le guide depuis sa jeunesse. Son regard s’arrête sur des navires échoués. Il caresse sa barbe blanche, se perd dans ses pensées. Tous ces bateaux prêts à partir pour d’autres rivages, c’est un peu l'histoire de sa vie. Une vie débutée il y a 68ans et ponctuée d’exils, forcés ou pas. Aby est Juif et bien né. Pourtant, avec la montée de l’antisémitisme au début du vingtième siècle, sa famille vivra des heures difficiles. D’autres difficultés surviendront lors de l’entrée de la Roumanie dans l'URSS à la fin des années 1940.
Des œuvres accaparées par le régime communiste
À l’époque, son père est ingénieur. Lui-même amateur d’art, Aby senior est surtout un grand propriétaire terrien. Il accueille régulièrement cinq ou six artistes dans ses dépendances. Une sollicitude mise à mal par le régime communiste, clairement antisémite. « Il prenait tout aux Juifs. De 1958 à 1964, nous ne buvions plus que du thé avec du pain noir. Nous avons résisté, mais nous avons fini par partir en Israël en 1964 », ajoute Aby. Ils ne sont pas les seuls. Dans les années 1950 et 1960, des centaines de milliers de juifs partiront en terre sainte. Aujourd’hui, la communauté roumaine ne compte plus qu’environ 6000 personnes contre 146 000 en 1952.
La famille s’exile donc. Vingt kilos de bagages par personne maximum sous les bras. « Nous devions même laisser nos photos de famille. Nous en avons cachées quelques-unes collées sur le fond des valises», se souvient avec émotion l’ancien exilé. Avant de partir, ils doivent signer un document indiquant qu'ils lèguent leurs biens à l’État roumain. Le gouvernement fait payer le droit d’émigrer au prorata du niveau d’étude et de formation. Quant aux quelques tableaux dissimulés chez des amis, bien peu seront rendus lorsque le rideau de fer sera levé.
Peindre la postérité
En 1964, Aby a 18 ans. L’âge du service militaire en Israël. Le jeune homme y passe trois années, avant de partir à la découverte d'autres pays. Il étudie la médecine en France, travaille en Italie, puis à Londres. La Roumanie, c’est à la fin du régime communiste qu’il la redécouvre. « Je ne pensais pas qu’une révolution y était possible, se souvient le médecin. En novembre 1989, un ami me l’a annoncée, j’ai parié que c’était impossible et j’ai perdu 100 livres. »
Le retour au pays annonce une époque heureuse. Aby épouse Danielle, une juriste roumaine, également passionnée d’art. De leur union naîtront trois enfants, Shaï, Carole et Margot. Les adolescents respectivement âgés de 12, 13 et 14 ans grandissent dans un foyer chaleureux où l’amour de l’art, se mêle à celui des animaux. « Nous avons sept chiens et douze chats, explique. Que voulez-vous à chaque fois que nous en voyons un de malheureux, nous l’accueillons. »
Aby se remet à observer les bateaux qui animent ses tableaux. Il songe sans doute à son pays et aux artistes qui lui donnent son âme. Ses enfants après lui, prendront la relève. Ils seront les témoins et les passeurs de cette histoire où l’art, la religion et l’humanisme sont liés.